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Akalivan – Chapitre 9

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Fuir Aorelie était très difficile. Il y avait des policiers, des militaires, des membres de l’Escouade Magique, et même d’autres factions inconnues de l’adolescente qui parcouraient les rues à leur recherche. Toutes les routes étaient fermées, chaque véhicule, chaque passant était contrôlé, et les autorités d’Aorelie se permettaient même d’entrer de force chez les gens pour vérifier qu’ils ne cachaient pas d’Akamorrs chez eux. Toutes ces précautions étaient bien inutiles, pourtant, car Darofrast ne faisait pas dans la subtilité : il passait toutes les épreuves qui se présentaient à lui par la force, usant et abusant de sa redoutable maitrise du Feu, ainsi que de sa conduite parfaite de son deux roues. Sadidiane s’accrochait à lui désespérément, peinant à détourner ses pensées d’Ademon, et n’y parvenant qu’à cause de la peur qui étreignait son cœur. La peur d’avoir un accident, elle qui n’avait jamais eu la moindre envie de monter sur une moto, et encore moins d’entamer une fuite désespérée sur l’une d’entre elles, mais aussi et surtout, la peur d’être arrêtée. Elle ne voulait pas finir comme les autres Grandes Prêtresses. Elle ignorait ce qui leur avait été précisément fait, mais elle savait que ce n’était pas un simple sacrifice ; elles avaient souffert, au-delà du possible, et même par delà la mort, elles continuaient à souffrir.

Sadidiane grimaça lorsqu’ils se retrouvèrent sur une route barrée par deux membres de l’Escouade Magique et un véritable escadron de police. Les magiciens les attaquèrent avec des éclairs de Foudre, mais la moto et ses passagers furent entourés par un cocon de flammes qui encaissa aisément l’attaque. Le cocon disparut rapidement, pour rendre de la visibilité à Darofrast, et un grand pilier de Feu s’abattit sur leurs ennemis magiciens. Cela sema la panique du côté des non-magiciens, et l’Akamorr profita de leur débâcle pour passer entre les voitures de police qui ne formaient pas un barrage complètement étanche.

La fuite de la ville se poursuivit ainsi, interminable, permise par le déchainement de puissance constant de Darofrast. Il fatiguait sûrement, mais il n’en laissait rien paraitre.

Lorsqu’ils arrivèrent enfin hors de la ville, ils se retrouvèrent au milieu d’affrontements violents qui opposaient d’autres Akamorrs à l’Escouade Magique et aux autorités d’Aorelie. Immédiatement, leurs alliés mirent tout en œuvre pour ouvrir un passage à Darofrast et à Sadidiane, avec succès. Dès que la moto passait, ils se repliaient progressivement, en ordre, avec une rigueur digne des militaires les mieux entrainés. Sadidiane et Darofrast finirent par arriver face à une ligne d’Akamorrs, qui se tenaient en plein milieu de la grande plaine à l’est d’Aorelie. C’était une plaine naturelle, traversée uniquement par une grande route qui menait directement à la grande ville voisine la plus proche. Une plaine qui était censée disparaitre complètement d’ici cinq ans, en raison d’un grand plan d’urbanisation destiné à agrandir Aorelie. C’était Dorelan qui l’avait expliqué à Sadidiane, et cela avait révolté l’adolescente. Elle ne voulait pas que la nature soit écrasée par les besoins sans limites de l’humanité.

Dès qu’ils eurent franchi la ligne de guerriers, Darofrast s’arrêta enfin. Immédiatement, une meute d’Akamorrs se précipita à ses côtés pour s’occuper de sa blessure au flanc. Sadidiane l’avait oubliée, mais elle était bien là. Elle était profonde et saignait abondamment. C’était une blessure grave. Malgré cela, Darofrast était au four et au moulin, et il distribuait ses ordres et instructions à tous les autres Akamorrs présents, faisant preuve d’autorité, mais pas de dureté. Il demanda notamment à voir immédiatement une prénommée Valindaria, qui ne mit pas plus de quelques secondes à venir. Elle vint examiner Sadidiane et se présenta comme étant Valindaria Kadjebah, la cheffe du Clan Strasmor. Lorsque Darofrast lui demanda poliment d’accompagner Sadidiane « au campement », elle refusa fermement, désirant se battre aux côtés de ses camarades Akamorrs. Darofrast se montra cependant insistant, indiquant qu’elle était la seule à qui il pouvait se fier pour protéger la petite prêtresse de tous les dangers.

— Ma mère va nous envoyer de l’aide, ajouta-t-il ensuite devant l’hésitation de Valindaria.

— Il ne faut pas qu’elle s’épuise.

— Elle sait ce qu’elle fait.

Il paraissait confiant, mais il y avait tout de même une pointe d’inquiétude chez lui.

Sadidiane se laissa guider vers un véhicule conduit par un autre Akamorr, et elle le reconnut comme étant l’homme au trident métallique qui était venu les menacer, elle et Ademon, le jour de leur rencontre. C’était un homme d’une quarantaine d’années, grand, maigre, à la peau mate, aux cheveux noirs mi-longs et aux yeux bleu clair. Il répondait au nom de Cariliam, et paraissait beaucoup plus gentil que lors de leur première rencontre. Valindaria monta à l’arrière, avec Sadidiane. Cariliam démarra en trombe, alors que Victorion vociférait dans un porte-voix, menaçant les Akamorrs de les mettre en pièces s’ils ne leur remettaient pas immédiatement la Grande Prêtresse. Dès que la voiture de Sadidiane démarra, le combat commença. La jeune fille se retourna pour regarder, mais Valindaria la rappela gentiment à l’ordre, lui indiquant que le futur était devant elle et non derrière. Cariliam roulait aussi vite que possible, mettant de la distance entre l’adolescente et sa funeste destinée. Elle roulait vers sa liberté. Pourtant, son cœur était plein de tristesse.

 

La nuit avait été longue. Il y avait eu beaucoup de sang, beaucoup de souffrances, beaucoup de morts. La voiture de Sadidiane avait été poursuivie par des véhicules venus de toutes les villes alentour, pleins de militaires, de policiers et de magiciens. Valindaria les avait préservés grâce à sa puissance, mais elle s’était épuisée à la tâche. Cariliam avait conduit dangereusement, avec une grande efficacité et un sang-froid admirable. Pourtant, leurs efforts n’auraient pas été suffisants sans « l’aide » envoyée par Elindya Emkele. Une aide qui s’était manifestée sous la forme de créatures magiques se dressant contre leurs poursuivants pour permettre aux Akamorrs et à Sadidiane d’arriver à destination sains et saufs. Des Géants de Pierre, des Griffons, des Anguipèdes et d’autres créatures qu’elle n’avait jamais vues étaient venus la protéger et lui offrir un avenir. Ces créatures tant détestées des hommes, qu’elle avait elle-même appris à haïr et à craindre toute sa vie… elles étaient venues pour elle. Elles avaient répondu à l’appel d’Elindya Emkele, une humaine bien qu’Akamorr, et elles s’étaient battues pour sauver la Grande Prêtresse du Monde. Elles avaient effacé la haine et la peur du cœur de Sadidiane, pour ne laisser qu’un petit bourgeon plein d’amour et d’affection. Un bourgeon qui ne demandait qu’à grandir et à s’épanouir. Comme l’adolescente elle-même.

Ils avaient roulé pendant des heures, dans le silence, l’angoisse et la tension, jusqu’à ce que l’aube se lève. Valindaria avait souri, épuisée, mais sereine, alors que Sadidiane réalisait qu’elle avait échappé au rituel de la Lune Bleue. Ils avaient continué à rouler, finissant par atteindre la Jungle d’Aglian, où était installé le Clan Navodelie. Des Akamorrs étaient venus à leur rencontre à la sortie de la jungle, et Sadidiane s’était effondrée, inconsciente. La fatigue, magique, physique, mais surtout mentale, était trop forte. À son réveil, Cariliam était à son chevet, et il lui avait expliqué qu’elle était dans le campement principal du Clan Navodelie, qu’elle allait bien, qu’ils allaient tous veiller sur elle et qu’elle devait se reposer. Malgré son insistance, Cariliam avait refusé de lui détailler le combat entre les Akamorrs et les autres humains. Elle était rapidement retombée dans les méandres du sommeil, tout en sachant pertinemment que beaucoup de sang, de souffrances et de morts avaient été donnés par sa faute.

Lorsqu’elle s’était éveillée à nouveau, c’était Darofrast qui était à son chevet. L’homme lui était apparu fatigué et affaibli, mais au moins, il était vivant. Il avait déclaré qu’ils avaient à parler, et c’est ce qu’ils avaient fait, longuement. Il lui avait raconté ce qu’il avait raconté à Ademon au sujet des Grandes Prêtresses et des Okalistos. Le rituel de la Lune Bleue servait uniquement à voler la puissance de la Grande Prêtresse du Monde, qui naissait directement d’Akalivan pour assurer la pérennité de la planète face aux humains. En sacrifiant la Grande Prêtresse et en volant ses pouvoirs, l’humanité s’assurait un avantage considérable face à ses « ennemis », qui n’étaient autre que le monde lui-même et ses représentants magiques. En créant les Okalistos, l’humanité avait réussi à affaiblir le monde en lui subtilisant son plus précieux représentant et en détournant ses extraordinaires capacités. C’était cet horrible sacrifice, celui de la première Grande Prêtresse, une petite fille de neuf ans, qui avait permis aux humains de ne pas se faire écraser par Akalivan et sa magie. Un sacrifice sanglant, associé à de véritables tortures, et cela fit frissonner Sadidiane. Elle avait envie de pleurer pour cette petite fille dont personne ne se souvenait vraiment, et qui avait subi bien des souffrances. Elle retint ses larmes, cependant, et laissa son esprit être envahi par une tout autre question. Une interrogation qu’elle peinait à formuler, car elle redoutait la réponse qu’on lui donnerait plus que tout au monde.

— Sans mon sacrifice, l’humanité va mourir ?

Cela lui paraissait irréel : elle ne se voyait pas posséder une telle importance. Pourtant, les paroles d’Emilien Astrovian la hantaient. La vie d’un seul être humain est-elle réellement plus importante que l’entièreté de l’humanité ?

— Nous avons juste rétabli l’équilibre, Sadidiane. L’humanité était en train de détruire Akalivan, comme il y a cinq siècles. Maintenant que tu es là, en sécurité, le monde va pouvoir se défendre. C’est tout.

C’était un grand soulagement, bien que teinté de culpabilité. Les tempêtes magiques et les attaques de créatures seraient plus fréquentes et plus violentes, ce qui causerait plus de morts et de souffrances. Elle le savait, et elle ne se le pardonnerait jamais entièrement. Dans un même temps, cependant, elle comprenait que l’humanité faisait énormément de mal à la planète. Déforestation, pollution, surexploitation des ressources naturelles, chasse excessive, surpêche… comme autant de crimes impardonnables aux yeux du monde. C’était une guerre qui opposait Akalivan à l’humanité, et les pertes étaient à déplorer des deux côtés. Rétablir l’équilibre permettrait aux deux camps de subsister, sans que l’un ne puisse écraser l’autre, même si les morts et les souffrances étaient éternels.

Darofrast avait ensuite parlé des autres Akamorrs, indiquant que les survivants étaient nombreux et allaient bien tandis que les morts étaient partis en héros. Il avait lourdement insisté sur le fait que Sadidiane n’était absolument pas responsable des morts et des blessés, et elle avait fini par acquiescer, sans grande conviction. Après un long silence pesant et déprimant, la jeune fille avait évoqué sa rencontre brutale avec Randar Kelekian, cet Akamorr chef du Clan Dartiron, qui avait essayé de les tuer elle, Dorelan et Ademon lorsqu’ils traversaient Chepelam. Darofrast n’avait pas pu cacher la gêne qui était la sienne, et après avoir cherché une échappatoire, en vain, il avait fini par lui expliquer que le Clan Dartiron avait refusé de se plier à la volonté des autres Clans d’Akamorrs. Il avait pris la décision de tuer la Grande Prêtresse pour ne pas la laisser tomber entre les mains du Conseil Mondial du Contrôle de la Magie. Il avait localisé la position de Sadidiane grâce à des procédés magiques complexes, et il était allé la tuer en personne. Avant qu’elle n’ait eu le temps de répondre, ou même de penser, Darofrast avait immédiatement rassuré l’adolescente en indiquant qu’à présent, plus personne n’essaierait de la tuer. Il avait également affirmé que les Akamorrs étaient les seuls à pouvoir la localiser, et qu’ils ne le pourraient plus très longtemps, car elle allait bientôt apprendre à canaliser sa puissance magique, ce qui la rendrait invisible aux yeux de tous. Sentant que la conversation touchait à sa fin, Sadidiane avait pris son courage à deux mains. Elle avait demandé des nouvelles de Dorelan, presque à contrecœur, car elle redoutait terriblement qu’on lui annonce sa mort. Elle ne voulait pas le perdre. Darofrast ne lui en avait pas du tout parlé, et elle avait peur que ce soit pour la protéger d’un éventuel décès du médecin. Ce dernier était cependant encore vivant, mais toujours inconscient, et cela avait failli faire pleurer la jeune fille. Certes, il vivait, mais son état était toujours grave, et il semblait bien loin de la guérison. Elle ne voulait pas qu’il meure, lui aussi.

— Est-ce qu’il y a une chance pour qu’Ademon soit encore en vie ? avait-elle demandé dans un souffle.

La compassion et les regrets qu’elle avait lus dans les yeux de Darofrast avaient été une réponse suffisante.

 

À présent, Sadidiane était assise au bord d’un cours d’eau proche du campement principal du Clan Navodelie, complètement seule. Elle était entourée par la nature sauvage, avec ses animaux dangereux, ses créatures magiques tapies dans les ombres et ses végétaux inconnus. Pourtant, elle n’avait pas peur. Elle sentait au fond de son cœur que personne ne lui ferait de mal ici, qu’elle était chez elle. Akalivan et sa nature étaient sa maison, contrairement aux foyers artificiels offerts par l’humanité. Elle ferma les yeux longuement, écoutant les bruits de la jungle, et essayant d’imaginer quels animaux ou quelles créatures se cachaient derrière eux. Elle les rouvrit brutalement en percevant l’approche de ce qui ne pouvait qu’être un humain, et elle se redressa rapidement, prête à courir jusqu’au camp. Deux Akamorrs sortirent des ombres de la jungle, et elle se détendit un peu en les identifiants. C’était un garçon et une fille, de son âge environ, qui portaient des vêtements marquant leur appartenance au Clan Akaliost. Le garçon avait la peau noire, était assez grand, mince, avec des cheveux crépus coupés courts et des yeux oscillants entre le marron et le vert qui rappelèrent immédiatement les yeux de Darofrast à Sadidiane. La fille avait la peau blanche, était assez petite, en léger surpoids, avec des cheveux très blonds et des yeux bleus. Les deux étaient souriants, surtout la fille, et cela choqua un peu Sadidiane. Elle n’avait pas eu l’occasion de voir beaucoup de sourires, ces derniers temps. Pour être tout à fait honnête, elle n’en avait jamais vu beaucoup.

— Je m’appelle Adriliana ! lança avec enthousiasme la jeune fille. Voici Tadorian, mon frère jumeau ! On a quinze ans et on est très contents de te rencontrer !

— Nous sommes les petits-enfants de la cheffe du Clan Akaliost, explicita plus calmement le jeune homme.

— Vous êtes les enfants de Darofrast ?

— Non, de son grand-frère, Edrolior !

Sadidiane acquiesça en silence, avant de se rasseoir en les ignorant. Elle n’avait pas vraiment envie de faire la conversation à qui que ce soit. Elle les entendit se parler à voix basse, et elle eut envie de partir pour être au calme. Elle n’en fit rien cependant, et les laissa même venir s’asseoir à côté d’elle, Adriliana à sa droite et Tadorian à sa gauche. Ce dernier vanta la beauté du cours d’eau et de la Jungle d’Aglian, mais il se heurta au silence de Sadidiane qui ne faisait même plus attention à eux.

— Tu sais, je suis sûre que ton ami va s’en remettre ! C’est notre…

— Dorelan, l’interrompit brutalement Sadidiane. Mon ami s’appelle Dorelan.

Elle ne savait pas pourquoi elle répondait aussi sèchement, Adriliana n’était vraiment pas méchante. Il y eut un blanc qui ne dura pas assez longtemps aux yeux de Sadidiane.

— Eh bien, sache que Dorelan est entre de bonnes mains ! Notre grande sœur est super-douée en médecine, et elle s’occupe personnellement de lui !

— Et il y a beaucoup d’autres médecins qui l’aident à prendre soin de lui et des autres blessés, ajouta Tadorian avec un sourire confiant.

Des médecins. Dorelan était médecin, lui aussi. C’était tout ce à quoi Sadidiane pouvait penser. Adriliana se remit à parler, mais elle ne l’écoutait pas. Elle voulait réparer ce qu’elle avait causé. Soigner Dorelan et ramener Ademon à la vie. Elle secoua la tête pour chasser ses noires pensées, et les mots de l’adolescente Akamorr lui parvinrent enfin.

— … même le médecin en chef du Clan Strasmor est présent ! Tous les blessés vont s’en remettre !

— Je… je suis contente de l’entendre, marmonna Sadidiane en réalisant qu’Adriliana et Tadorian attendaient tous les deux une réponse de sa part.

Elle laissa ensuite son esprit vagabonder à nouveau, espérant que ses deux interlocuteurs allaient la laisser tranquille, maintenant qu’elle avait daigné discuter avec eux. C’était peine perdue.

— Tonton est super inquiet au sujet de ce que tu as dit sur le chef du CMCM ! Comme quoi il a des pouvoirs et tout !

La réflexion d’Adriliana lui fit froncer les sourcils. Elle avait parlé d’Emilien Astrovian à Darofrast, elle s’en souvenait, mais si l’Akamorr lui avait paru extrêmement surpris, elle n’avait pas eu l’impression qu’il était particulièrement inquiet. Apparemment, elle s’était trompée, et cela fit monter une légère panique en elle. Emilien Astrovian pouvait-il lui faire du mal alors qu’elle était sous la protection des Akamorrs ? Cela dut se lire sur son visage, car Tadorian foudroya sa sœur du regard avant d’affirmer précipitamment que tout irait bien et que son oncle n’était pas aussi inquiet que ce que sa jumelle affirmait. Sadidiane ne l’écouta qu’à moitié, incapable de se concentrer sur ses interlocuteurs, trop occupée à repenser à la confrontation éthérée qu’elle avait eue avec le chef du Conseil Mondial du Contrôle de la Magie. Elle se souvenait avec une clarté effrayante de la souffrance et de la peur des autres Grandes Prêtresses. C’était comme si elle pouvait les ressentir elle aussi, à n’importe quel moment. Comme si elles ne cesseraient jamais de la hanter. Elle sentit ses yeux se brouiller de larmes, et elle les ferma pour ne pas se mettre à pleurer. Elle ne voulait pas pleurer. Pas alors qu’elle ne connaitrait jamais les mêmes tragédies que ses prédécesseuses, pas alors qu’elle était saine et sauve contrairement à elles. Contrairement à beaucoup d’Akamorrs, à Dorelan et à Ademon.

— On est désolés pour la mort de l’Okalisto, déclara d’un ton hésitant Adriliana.

Cela ramena instantanément Sadidiane à la réalité.

— Pourquoi ? C’était votre ennemi.

— Mais Oncle Darofrast le tenait en haute estime, répondit Tadorian tout aussi prudemment.

— Et il a sauvé Tata ! Alors, ça devait être quelqu’un de bien !

Sadidiane avait envie de répondre qu’Ademon était effectivement quelqu’un de bien. Elle avait envie de vanter les mérites de l’Okalisto. Elle voulait vanter sa gentillesse, sa bonté, sa douceur enfouie ; tout ce qu’elle avait tout de suite aimé chez lui, et le reste qu’elle avait appris à apprécier au fil des semaines. Elle ne voulait pas en parler avec eux, cependant. Il n’y avait qu’une seule personne au monde avec qui elle avait envie de parler de l’Okalisto : Dorelan. Lui qui l’avait connu et aimé bien plus longtemps qu’elle.

— Il a sauvé votre Tante ? demanda-t-elle à la place.

— Oui, Tata Dokistia !

— La femme de notre oncle.

— Ce sale type de l’Escouade Magique, Victorion Salakers, allait la tuer, et il s’est interposé pour la sauver ! Elle est toujours en convalescence, mais elle va s’en sortir, grâce à lui !

Tadorian précisa ensuite que Dokistia était présente avec Darofrast et Cariliam lorsqu’ils étaient venus la chercher il y a trois mois — le jour de sa rencontre avec l’Okalisto — et elle fit rapidement le rapprochement avec l’archère qui avait tiré sur Ademon. Elle eut un petit sourire pensif.
— C’était un vrai héros, souffla-t-elle ensuite.

 

Tous les Akamorrs étaient incroyablement gentils avec Sadidiane. Elle avait fait la connaissance d’Askoliarn Wendoki, le chef du Clan Navodelie, celui qui leur offrait à tous l’hospitalité, et de son fils, Itizio Wendoki. Askoliarn et son fils se ressemblaient énormément, possédant les mêmes yeux azuréens, mais Askoliarn possédait une chevelure plus courte et surtout teinte en rouge. Ils s’étaient montrés extrêmement sympathiques avec Sadidiane. Ils se montraient d’ailleurs très gentils avec tous les autres Akamorrs, y compris ceux qui n’appartenaient pas à leur Clan et n’étaient ici qu’à titre temporaire. Ils avaient offert à la jeune prêtresse une habitation entière rien que pour elle, même si leur campement principal était rempli d’Akamorrs venus des Clans Akaliost et Strasmor. Ils venaient régulièrement la voir pour prendre de ses nouvelles et s’assurer de son bien-être.

Sadidiane recevait également de nombreuses visites de la part de Darofrast et ses nièces et neveu, qui venaient en effet la voir au moins une fois par jour. Elle avait ainsi rencontré Vastiarna, la grande sœur d’Adriliana et Tadorian. Âgée de dix-neuf ans, soit quatre de plus que les jumeaux, c’était une jeune femme d’une grande maturité, pleine de douceur, mais chez qui on sentait également de la fermeté et de l’autorité. C’était logique pour celle qui serait amenée un jour à diriger le Clan Akaliost, et ainsi à fédérer les autres Clans d’Akamorrs. Elle se chargeait personnellement de Dorelan, et donnait fréquemment de ses nouvelles à Sadidiane, se montrant factuelle sans être optimiste ou pessimiste. Elle était beaucoup moins bavarde que sa fratrie, et sa présence était apaisante. Vastiarna ressemblait beaucoup à son jeune frère, possédant les mêmes yeux marron-vert qui semblaient être la marque de fabrique des Emkele. Elle avait également de longs cheveux crépus noirs aux reflets caramel, et une grande cicatrice au niveau de son cou, faite par un membre de l’Escouade Magique trois ans plus tôt, comme elle l’avait expliqué à Sadidiane en la voyant observer ladite cicatrice. Sadidiane avait également rencontré Naskilie, une jeune femme de vingt ans à la peau noire, avec une longue tresse blonde et des yeux bleu clair. Naskilie était une guerrière dotée d’une épée magique d’eau, et c’était une femme souriante et pleine de dynamisme. C’était l’épouse de Vastiarna, comme elle l’avait fièrement annoncé à Sadidiane, et elles étaient très amoureuses.

Sadidiane avait été surprise d’apprendre que le mariage entre deux femmes était toléré, mais chez les Akamorrs, l’homosexualité était une chose normale qui n’était absolument pas sujette au rejet ou à l’oppression. De même, les femmes avaient des postes à responsabilités équivalents aux hommes — la cheffe du Clan Akaliost était une femme, pour ne citer qu’elle — et elles pouvaient faire ce qu’elles souhaitaient une fois adulte, sans contrainte. L’égalité était totale, y compris au sujet des enfants, dont l’éducation était faite par les deux parents, et non réservée à la femme pendant que l’homme subvenait aux besoins du foyer. L’argent, et même le commerce en général, n’était pas une notion acceptée par les Akamorrs, qui agissaient pour leur Clan. Ils partageaient sans se poser de questions ce qu’ils possédaient avec les autres membres de leur Clan — ou des Clans alliés, comme le Clan Navodelie le démontrait amplement. Dans un même temps, ils respectaient les possessions des autres, comme leurs armes, leurs bijoux ou autres objets d’ornements, le partage n’étant pas nécessaire pour des biens à valeur esthétique ou sentimentale. Les crimes n’étaient pas tolérés au sein des Clans : le meurtre, le viol et toutes les autres formes d’agressions sexuelles étaient punis par la peine de mort.

Néanmoins, en dépit des notions de partage très fortes chez les Akamorrs du monde entier, les conflits et tensions n’étaient pas rares, au sein d’un Clan ou entre plusieurs Clans. Par exemple, le Clan Dartiron, dirigé par Randar Kelekian, refusait de reconnaître l’autorité du Clan Akaliost, et était souvent en conflit avec d’autres Clans voisins. Il n’était pas le seul dans ce cas-là, mais en dépit de leurs désaccords et de leurs tensions, il n’y avait pas de guerre entre Clans. Celles-ci étaient d’ailleurs très rares, tout simplement parce que les Akamorrs étaient largement minoritaires sur Akalivan et constamment en guerre contre l’humanité entière. Ils ne pouvaient pas se permettre le luxe de se battre entre eux.

En plus de posséder des notions de partage profondément ancrées en elle, la société des Akamorrs était basée sur des valeurs de loyauté et d’honneur, ainsi que de respect de la famille. Ce qui distinguait cependant le plus les Akamorrs des autres humains, c’était la place qu’ils accordaient au monde, à sa nature et à sa magie. Akalivan, sa faune, sa flore et ses créatures magiques étaient respectées et chéries, et les défendre était la priorité absolue de tous les Akamorrs. Ils étaient tous prêts à mourir pour cette cause ; du plus faible au plus fort, du plus jeune au plus vieux. L’architecture même du campement du Clan Navodelie était une preuve de cet engagement envers Akalivan, car tout était bâti en harmonie parfaite avec la jungle qui les entourait. Tous remerciaient Akalivan pour sa générosité lorsqu’ils mangeaient de la viande issue de la chasse — qui était pratiquée avec respect, uniquement pour répondre aux besoins alimentaires nécessaires et sans qu’aucun gaspillage ne soit toléré.

Tout cela, Sadidiane en avait appris une petite partie en écoutant Tadorian et Adriliana parler, mais c’était surtout par Darofrast et Dokistia, sa femme, qu’elle avait tout compris. Dokistia était une femme à la bonté évidente, mais dotée d’une poigne de fer et d’une grande dureté probablement acquises par des années de combats difficiles. C’était également une femme d’une redoutable intelligence, qui avait longuement expliqué à Sadidiane ce qu’elle avait appris au sujet des Akamorrs au fil du temps, elle qui était une Akamorr « tardive ». Cela signifiait qu’elle n’était pas née Akamorr, mais l’était devenue après avoir entendu « l’Appel du Monde » lorsqu’elle avait dix-huit ans.

En effet, à l’origine, les Akamorrs étaient des magiciens membres de l’humanité, qui n’avaient rien de différent des membres actuels de l’Escouade Magique. C’était juste des humains avec des pouvoirs magiques. Un jour, cependant, des dizaines d’entre eux avaient entendu une voix qu’ils ne pouvaient décrire et dont ils ne gardaient qu’une sensation, et non un souvenir, mais qui leur demandait clairement de sauver Akalivan. Ils avaient alors déclaré la guerre à l’humanité, qui maltraitait la planète, et avaient fondé le premier clan d’Akamorrs de l’histoire — l’ancêtre du Clan Akaliost. Au fil du temps, de nombreux autres humains avaient reçu l’Appel du Monde, et la plupart avaient choisi d’y répondre, même si certains l’avaient rejeté, préférant l’humanité à Akalivan. Malheureusement, depuis un peu plus d’un siècle, ce concept avait quasiment disparu. D’après Darofrast, le mal fait à Akalivan était trop important, et cela la rendait trop faible pour qu’elle puisse lancer de grands appels comme par le passé. Les humains nés hors des Clans qui rejoignaient les Akamorrs étaient par conséquent très rares, et Dokistia était une exception. Elle avait été de surcroit soumise à beaucoup de méfiance en rejoignant le Clan Akaliost. En effet, l’humanité cherchait à infiltrer les Akamorrs depuis longtemps, et utilisait pour cela des procédés magiques complexes visant à faire passer des magiciens à la solde du CMCM pour de nouveaux Akamorrs. Malgré les difficultés et la méfiance auxquelles elle avait été confrontée, Dokistia ne regrettait rien. En l’entendant parler, Sadidiane avait vaguement l’impression que sa dureté ne venait peut-être pas de ses combats passés, mais de sa vie précédente, celle qu’elle avait eue avant de recevoir l’Appel du Monde. Une vie qui avait dû être difficile, même si Dokistia ne l’évoquait jamais, comme si son existence avait commencé à dix-huit ans. Elle parlait sans broncher, comme si rien ne l’affectait ; mais le regard soucieux, protecteur et tendre que posait sur elle Darofrast dès que sa naissance non Akamorr était évoquée ne trompait pas.

 

Les jours passaient et se ressemblaient. Les Akamorrs prenaient soin de Sadidiane, qui avait l’impression d’être traitée en reine, et de se comporter en tant que telle, parfois. Elle avait ainsi refusé de se laver en même temps que les autres Akamorrs dans la source d’eau prévue à cet effet. Loin d’en être offensés, ils s’étaient organisés pour lui fournir une baignoire, de l’eau et du savon naturel tous les jours afin qu’elle puisse se laver dans l’intimité.

Elle n’était jamais laissée isolée. Il y avait en effet un ballet constant d’Akamorrs qui se présentaient à sa porte, majoritairement la famille Emkele élargie, mais également d’autres personnes qui venaient juste faire sa connaissance, prendre de ses nouvelles, ou lui donner des petits cadeaux. On lui offrait le gîte et le couvert, des vêtements et même des petits présents décoratifs sans jamais rien exiger d’elle. Personne ne lui parlait de son statut de Grande Prêtresse du Monde, qui devait pourtant probablement lui conférer des responsabilités, et surtout, personne ne lui faisait le moindre reproche. Des Akamorrs étaient morts pour elle, à cause d’elle, et certains avaient été grièvement blessés, au point de ne jamais s’en remettre complètement, sans parler de ceux qui étaient entre la vie et la mort, même plus de quinze jours après la nuit de la Lune Bleue. Tout était de la faute de Sadidiane, et elle s’en voulait beaucoup, mais elle était bien la seule. Les Akamorrs se montraient tous extrêmement bienveillants et gentils avec elle, et c’était… insupportable.

Elle ne voulait pas de leur gentillesse. Elle voulait leurs reproches, leur colère, leur haine. Elle ne voulait pas de leur bienveillance. Elle voulait qu’on la blâme, qu’on lui reproche d’être en vie, d’être saine et sauve, peut-être même qu’on la punisse. Oui, c’était ce qu’elle voulait : qu’on la punisse d’être en vie, là où tant d’autres n’avaient pas survécu. Des Akamorrs. Les autres prêtresses. Ademon. Personne n’était en colère contre elle, et cela la rendait paradoxalement furieuse.

 

Le cours d’eau était calme, paisible et apaisant, ce qui poussait l’adolescente à y revenir tous les jours. Adriliana et Tadorian ne venaient plus la déranger ici, probablement conscients de ses envies de solitude, même s’ils ne réalisaient probablement pas que ces envies d’être seule, elle les avait constamment.

— C’est un endroit magnifique. Tout est magnifique, ici.

Elle se retourna en sursaut et resta interdite un instant, la bouche entrouverte.

— Dorelan !

Il paraissait… épuisé. Il était pâle comme la mort, amaigri, et visiblement peu assuré sur ses jambes, mais il était là, debout, à quelques mètres d’elle. Vivant. Elle vint immédiatement à ses côtés, et elle se retint de le serrer contre elle, consciente que cela n’aiderait pas ses blessures. Elle savait qu’il en avait eues plusieurs, mais que la principale était très grave, assénée par Victorion Salakers. Il l’avait atteint au niveau de l’abdomen avec son épée, chargée de magie. Cette dernière s’était naturellement diffusée en Dorelan, amenuisant les défenses de son organisme et lui ôtant lentement mais sûrement toutes ses forces. En tant que non-magicien, le médecin avait été particulièrement affecté par la magie, là où sans cela, sa blessure était déjà suffisamment importante pour l’envoyer dans la tombe sans autre forme de procès. C’était un miracle qu’il soit en vie, et un miracle qu’il soit debout devant elle aussi rapidement après une telle blessure. Elle l’aida à s’asseoir par terre, et elle vint s’asseoir à ses côtés, tournée vers lui, délaissant le cours d’eau pour fixer le médecin. En plus de l’épuisement et de l’affaiblissement dont il souffrait, elle pouvait lire dans ses yeux une profonde tristesse. Une tristesse immense qui faillit la faire pleurer.

— Je suis vraiment heureuse de vous voir, Dorelan ! Je voulais venir à votre chevet, mais Vastiarna Emkele n’a pas voulu !

— Je sais, Sadidiane. Darofrast m’a tout expliqué.

Son regard se fit lointain, et elle savait qu’il pensait à Ademon.

— Vastiarna a eu raison. C’est une jeune femme vraiment très douée en médecine. Elle est de conversation très intéressante, et elle a envie d’en apprendre toujours plus sur le domaine. Elle veut que nous échangions nos savoirs et compétences lorsque je me sentirai mieux, ce qui est plutôt flatteur pour un petit médecin comme moi.

Toujours gentil et modeste, fidèle à lui-même. Cela fit sourire Sadidiane malgré elle, alors qu’elle sentait une boule se former dans sa gorge. Il esquissa lui aussi un sourire, qui était plus triste qu’autre chose, puis il reprit la parole. Il demanda à Sadidiane de lui raconter un peu ce qu’il avait manqué, et de lui parler d’elle, de ce qu’elle avait fait ces dernières semaines. Elle lui raconta tout en détail, ou plutôt presque tout, car elle n’évoqua jamais sa culpabilité, sa colère ou Ademon.

— La vie ici va être belle, souffla pensivement Dorelan lorsqu’elle eut fini.

— Nous allons vivre ici ?

Elle ne s’était même pas posé la question. Elle ne s’était pas demandé une seconde si sa présence ici serait définitive, ou s’il s’agissait d’une solution temporaire. Elle ne s’était pas interrogée sur son avenir, ne cessant de ressasser le passé. Le sien, comme celui des autres.

— Je l’ignore, répondit honnêtement le médecin. Pour l’instant, personne ne sait précisément où tu t’installeras définitivement. Il y a des petites tensions entre Clans sur le sujet, d’ailleurs. Tout le monde veut avoir la Grande Prêtresse chez soi, ajouta-t-il avec un petit sourire. Pour le moment, en tous cas, tu ne bouges pas d’ici. Et moi, je vais où tu vas. Si tu veux bien de moi.

Il avait murmuré la dernière phrase, hésitant comme un enfant, et cela fit fondre Sadidiane. Elle adorait cet homme.

— Bien sûr que oui ! On est…

Elle s’interrompit, hésitante. Le mot « famille » avait failli lui échapper, mais elle s’était retenue à temps. Ils n’étaient pas une famille, ils se connaissaient à peine, après tout.
— Une équipe, lâcha-t-elle finalement.

Cela fit sourire Dorelan qui hocha la tête, sans se départir cependant de sa tristesse. C’est à ce moment-là que les larmes se mirent à couler. Sadidiane ne pouvait pas les arrêter, et rapidement, des sanglots les accompagnèrent. Le médecin ne parut pas vraiment surpris, et il se contenta de la serrer contre lui dans l’espoir de la consoler.

— Je suis désolée, articula-t-elle difficilement. Ademon…

Dorelan la serra plus fortement contre lui, et elle pouvait presque physiquement ressentir sa souffrance. Elle finit par se dégager en reniflant bruyamment, utilisant la manche de son pull pour s’essuyer les yeux et le nez sans se soucier des convenances et de l’hygiène.

— Je m’étais promis de ne pas en parler avec vous…

— De ne pas parler de quoi ?

— D’Ademon ! Parce que je sais… je sais à quel point ça doit être douloureux pour vous ! Mais je veux… je veux que vous sachiez que je suis désolée ! Désolée qu’il soit mort à cause de moi !

Il la fixa un instant avec beaucoup de douceur et d’affection. Il était évident qu’il voulait lui répondre, mais il était incapable de trouver les mots justes. Son silence était insoutenable.

— Je suis désolée, je ne voulais pas en parler ! Pardon !

Il lui posa une main sur l’épaule et la fixa droit dans les yeux avant de soupirer profondément.

— Mais je veux que tu parles de lui, souffla-t-il doucement. J’aimerais que l’on parle d’Ademon tous les jours, Sadidiane, car je ne serai jamais lassé d’entendre parler de lui. Et qui parlera de lui si ce n’est pas nous ? Je ne veux pas qu’il tombe dans l’oubli.

— Moi non plus, mais ça fait mal !

Elle détestait s’entendre pleurnicher et geindre, mais c’était plus fort qu’elle. Elle s’était vraiment attachée à Ademon, et sa mort était un crève-cœur. Elle n’avait jamais ressenti une douleur similaire, latente, diffuse et indélébile. Parfois intense, parfois ténue, mais toujours présente au fond d’elle, impossible à effacer. Elle s’entendait demander pardon inlassablement, et cela la faisait ricaner intérieurement. De quoi était-elle désolée ? D’avoir causé la mort d’Ademon ? Comme si des excuses allaient le ramener. Elle se sentait ridicule, malgré les efforts déployés par Dorelan pour la consoler et la rassurer.

— Je l’aimais énormément ! Je ne le connaissais que depuis trois mois, mais je l’aimais vraiment beaucoup ! Je sais que je ne devrais pas être aussi triste, surtout devant vous, parce que vous, vous le connaissiez depuis dix ans et vous avez beaucoup plus mal que moi, mais je ne peux pas m’en empêcher ! Il me manque !

— Ne laisse jamais le temps te dicter l’intensité de tes sentiments, ou la manière dont tu les exprimes, répondit-il avec douceur et fermeté. Je sais que tu aimais Ademon, autant qu’il t’aimait. Autant que je t’aime.

Il y avait trop d’émotions qui traversaient Sadidiane pour qu’elle puisse toutes les identifier. Elle avait l’impression qu’elle allait exploser.

— Tu n’es pas responsable de sa… mort, poursuivit Dorelan.

Sa voix avait vacillé au moment de prononcer le mot fatidique. C’était une blessure trop récente pour lui.

— Ademon a toujours…

Il soupira et se passa une main dans les cheveux. Il paraissait tellement fatigué, tellement maladif…

— C’est horrible ce que je vais dire, mais Ademon a toujours voulu mourir ainsi. En se battant pour une cause noble à ses yeux. C’est ce qu’il était prêt à faire lorsque je l’ai rencontré, et c’est ce qu’il a voulu faire en affrontant le Dragon. C’est ce qu’il a fini par faire en te sauvant la vie.

Elle voulut ouvrir la bouche, probablement pour demander pardon encore une fois, mais il ne lui en laissa pas le temps

— Ce qu’il faut que tu comprennes, Sadidiane, c’est que s’il avait survécu à… Astrovian et à ses chiens enragés, alors Ademon aurait trouvé autre chose, une autre cause, un autre combat digne de sa mort. C’est ce qu’il a toujours voulu et recherché, inconsciemment : mourir pour les autres. Ademon n’a jamais su vivre pour lui-même. Il… il n’a pas non plus su mourir pour lui-même. Toute son existence était tournée vers les autres. Il prétendait que c’était son devoir, mais je sais que… que c’était juste qui il était, indépendamment de son rôle d’Okalisto.

Le regard du médecin se voila brièvement, alors que ses pensées se perdaient dans le souvenir d’Ademon.

— Ça fait mal, Dorelan.

La voix éraillée et fatiguée de l’adolescente le ramena à la réalité et il hocha la tête en la fixant d’un air sérieux.

— Je sais.

Il hésita un instant avant de continuer.
— J’ai perdu ma mère quand j’étais jeune. Plus jeune que tu ne l’es. À sa mort, j’étais… dévasté. Complètement anéanti. Elle était tout ce que j’avais, et lorsque je l’ai perdue, j’ai cru que ma vie s’était définitivement arrêtée. J’avais tort. J’ai continué à vivre, et je suis toujours là. Et même si cela me paraissait impossible, et même ignoble au moment de la mort de ma mère, je vais mieux. J’ai vécu sans elle, j’ai ri, j’ai pleuré, j’ai aimé et j’ai souffert sans elle. J’ai accepté sa mort. C’est ce que l’on fait, quand on perd quelqu’un. On continue à vivre. Et vivre, ça n’a rien de spécial, rien d’extraordinaire. C’est juste quelque chose que l’on fait.

— Mais la colère et la peine, on dirait qu’elles…

Elle s’interrompit un instant.

— Est-ce qu’elles disparaissent un jour ?

— Je ne sais pas. J’imagine que ça dépend des gens et de leur histoire. Pour mon cas personnel, au sujet de ma mère, je peux te dire qu’un jour, j’ai juste réalisé que vivre sans elle était devenu moins difficile. C’était devenu normal. J’espère que c’est ce qu’il se passera pour Ademon. J’espère que vivre sans lui deviendra normal.

Il eut un petit sourire dénué de joie.

— Ce qui est paradoxal, c’est qu’une partie de moi souhaite exactement l’inverse. Une partie de moi souhaite que je ne vive plus jamais normalement, parce que j’ai mal, je suis triste et j’ai l’impression que je vais l’oublier, que je vais déshonorer son souvenir si je continue sans lui. C’est un travail à faire sur soi-même, un combat à mener.

Elle demeura silencieuse. Elle appréciait la franchise et l’honnêteté de Dorelan. Il lui parlait toujours ainsi : avec sincérité. Il ne la traitait pas comme une adulte, mais pas comme une enfant écervelée non plus. Il la traitait comme un être humain doué de conscience et d’intelligence.

— J’aimerais vous aider, souffla-t-elle d’une toute petite voix.

— Tu m’aides déjà, Sadidiane. Tu n’as rien à faire de plus.

Sincérité. Reconnaissance. Tendresse. C’était ce qu’elle lisait dans ses yeux, et pour la première fois depuis qu’elle avait fui avec Darofrast, elle eut réellement la sensation que tout se passerait bien.

 

Deux mois s’écoulèrent rapidement, avec des hauts et des bas. L’adolescente avait pensé qu’après sa discussion avec Dorelan, elle se sentirait de mieux en mieux, mais elle n’avait que partiellement raison.

 

Elle allait mieux. Elle avait accepté pleinement sa présence ici, dans la Jungle d’Aglian, au sein des Akamorrs des Clans Navodelie, Akaliost et Strasmor. Elle demeurait solitaire, mais elle se montrait plus sympathique avec les Akamorrs qui venaient lui parler — principalement les jumeaux Emkele. Elle prenait le temps de s’intéresser à eux, et elle avait notamment découvert que Tadorian avait une passion inextinguible pour les étoiles. Il était capable de toutes les nommer et de nommer leurs constellations avec tout autant de rigueur. Quant à Adriliana, elle était passionnée par le dessin, et pouvait faire des portraits et des caricatures époustouflants. Darofrast et Dokistia venaient la voir de temps en temps, eux aussi, mais ils étaient très occupés. Tous les Akamorrs étaient sur le qui-vive, et même si personne ne tenait Sadidiane au courant, elle savait qu’ils étaient menacés par le CMCM et ses ouailles. En discutant avec Naskilie, la femme de Vastiarna, Sadidiane avait fini par apprendre que les humains n’osaient pas entrer dans la terrible Jungle d’Aglian pour le moment, mais ils l’avaient encerclé et cela empêchait les Akamorrs de regagner leurs Clans originaux pour le moment. C’était étrange de l’entendre parler des « humains », comme si Sadidiane et les Akamorrs n’en étaient pas eux-mêmes.

 

Il y avait des combats réguliers, et des blessés à peine remis étaient souvent de retour à l’infirmerie en quelques jours. Le travail ne manquait pas, pour les médecins, et Dorelan s’activait à leurs côtés avec son dévouement habituel. Il était cependant encore en convalescence, et ne pouvait pas se montrer aussi actif qu’il le souhaitait. Vastiarna et lui s’entendaient très bien, ils apprenaient l’un de l’autre, et la jeune médecin était dithyrambique sur Dorelan, qui ne l’était pas moins à son sujet. Il appréciait son ingéniosité, son enthousiasme et sa force de caractère, là où elle appréciait sa douceur, son expérience et sa rigueur. Ils appréciaient les connaissances différentes et complémentaires qu’ils possédaient tous les deux, et Sadidiane était vraiment contente de voir Dorelan s’épanouir un peu. Elle savait qu’il était profondément triste, et qu’il ne dormait pas beaucoup. Sa blessure guérissait très lentement et l’épuisait, mais son esprit tourmenté ne lui laissait jamais de répit.

En discutant avec Vastiarna, Sadidiane avait eu l’occasion d’en apprendre plus sur Dorelan, qui ne se livrait pas facilement. Il venait d’avoir 36 ans, et était en réalité chirurgien cardiaque de formation. Il avait exercé en tant qu’étudiant aux côtés du très réputé Docteur Ardamos, un chirurgien très expérimenté et doué qui avait l’ambition de réaliser la première greffe de cœur de l’histoire d’Akalivan. Son père était un homme très riche, brutal et antipathique, et le frère ainé de Dorelan lui ressemblait beaucoup. Ça, elle l’avait appris du médecin lui-même, une nuit où ses propres cauchemars l’empêchaient de dormir. Elle avait trouvé le médecin réveillé, assis dans le noir, le regard perdu dans le vague. Ils avaient discuté, et il lui avait parlé un peu de son passé, n’en révélant pas trop à l’adolescente, qui n’avait pourtant pas eu de mal à deviner ce qu’il ne lui disait pas. Sa mère avait épousé son père au cours d’un mariage forcé, qui l’avait rendue profondément malheureuse. Elle était morte de maladie quand il avait 11 ans, et il était resté seul avec un père et un frère qui ne l’aimaient pas et qu’il n’aimait pas en retour. Ils avaient profondément entaché l’image qu’il avait de lui-même, et Dorelan avait fini par se voir comme un homme faible et anormal. Le médecin avait finalement été renié par sa famille, et il avait ainsi perdu la place de chirurgien titulaire qui lui tendait les bras. Il s’était installé dans un quartier populaire de Kalandra pour prendre soin des autres, et il avait lentement essayé de guérir ses plaies intérieures. Il avait fini par s’accepter comme il était. Ademon l’avait beaucoup aidé, de manière involontaire. L’Okalisto n’avait jamais jugé Dorelan, ne l’avait jamais considéré comme étant anormal ou faible, et il l’avait toujours maladroitement encouragé et soutenu dans ses projets. Malgré sa froideur et la distance naturelle qui se mettaient toujours entre lui et les autres, Ademon avait été la personne la plus proche de Dorelan. Celui qui lui avait apporté une forme de sérénité qu’il pensait ne jamais pouvoir posséder.

Ademon était souvent évoqué par Dorelan, là où Sadidiane n’osait pas vraiment parler de lui. La culpabilité était encore trop présente. Le chagrin aussi.

 

Et c’était bien là le problème.

 

Sadidiane s’épanouissait chez les Akamorrs, mais pas autant qu’elle l’avait espéré. Elle avait l’impression d’avoir un avenir. Elle allait bien. Elle ne s’était même jamais sentie aussi bien de toute sa vie. Pourtant, la peur, la colère, la tristesse et la culpabilité ne disparaissaient pas. Chaque pas en avant, chaque sourire, chaque rire, chaque projection dans l’avenir qu’elle faisait était contrebalancé par des pensées sombres et des émotions négatives. Sa propre existence était une source de tourments pour elle, car elle prenait peu à peu conscience de sa différence. Elle n’était pas une humaine ordinaire, elle n’était même pas une véritable humaine. Elle était née de la planète elle-même, et elle était vouée à la protéger, mais elle ne savait même pas ce qu’elle était censée faire pour y parvenir. Il n’y avait personne pour la guider, personne pour lui dire ce qu’elle avait à faire. Elle se sentait perdue et seule. Même si elle savait qu’elle avait un avenir, elle n’arrivait pas à voir lequel.

 

Le troisième mois, Dorelan prit les choses en mains et décida de commencer officiellement sa formation de médecin. Son annonce, faite un matin alors qu’ils mangeaient en silence, dans une ambiance lourde et déprimante, avait laissé Sadidiane sans voix. Elle n’y avait même pas pensé. Pourtant, elle aurait dû. Elle en avait l’opportunité, à présent. Elle était libre de faire ce qu’elle voulait, dans la mesure des possibilités offertes par les Akamorrs. La proposition de Dorelan le lui faisait à peine réaliser.

Au bout d’un mois de formation, Sadidiane était épuisée, mais satisfaite. Elle aimait écouter, apprendre et comprendre ce que lui expliquaient Dorelan, mais aussi Vastiarna et même parfois les autres médecins Akamorrs du campement. Étudier chassait les sombres pensées qui l’habitaient, et son sommeil était de moins en moins troublé. Elle comprenait pourquoi Dorelan était aussi actif aux côtés de Vastiarna : il ne voulait pas penser, lui non plus. Il voulait chasser le chagrin et la colère. Et pour l’instant, il y parvenait visiblement bien. La vie continuait pour lui, et elle commençait vraiment pour elle.

 

Dorelan ouvrit difficilement les yeux, mettant quelques secondes supplémentaires à réaliser ce qui avait causé son réveil. C’était Sadidiane, qui le secouait vigoureusement dans le but évident d’écourter son sommeil. Son esprit embrumé eut beaucoup de mal à s’activer, mais il pensa immédiatement que les membres du Conseil Mondial du Contrôle de la Magie étaient là, et venaient kidnapper l’adolescente. Il se redressa trop brusquement, et tout fut flou pendant un instant. Il n’avait toujours pas récupéré de la grave blessure infligée par Victorion Salakers, et il se savait très affaibli. Il avait perdu beaucoup trop de sang, que son organisme peinait à renouveler, et la magie avait considérablement affecté son corps. La jeune fille était très agitée, et elle continuait à le secouer avec énergie. Ce qu’il avait pris initialement pour de la panique lui apparaissait à présent comme un mélange d’empressement et d’émotions fortes qu’il ne parvenait pas à identifier pour le moment.
— Ils sont là ?

Sa question paresseuse était peu adaptée à une situation d’urgence, mais il était vraiment épuisé et il n’arrivait pas à émerger des méandres du sommeil. Il identifia pourtant clairement la confusion sur le visage de l’adolescente, qui fronça les sourcils en se calmant instantanément.

— Qui est là ?

Elle était inquiète, et Dorelan se secoua intérieurement. Il fallait se ressaisir. Il se força à se concentrer sur l’adolescente.

— Qu’est-ce qu’il y a, Sadidiane ? Nous sommes en danger ?

Il y eut un blanc et elle écarquilla brusquement les yeux. Comme si elle se souvenait tout juste de ce qui l’avait poussée à le réveiller.

— Ademon est en danger ! Il faut l’aider !

La douleur était grande et Dorelan accusa le coup. Il attrapa ses lunettes posées sur un petit tabouret en bois qui lui servait de table de nuit, et il les enfila sous le regard incrédule de Sadidiane. Il savait que sa réaction — ou plutôt sa non-réaction — était inattendue, mais il ne savait vraiment pas ce qu’il était censé dire. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il avait mal. Son cœur saignait, et il n’arrivait pas à réfléchir correctement.

— Dorelan, tu m’as entendue ?!

Il la fixa droit dans les yeux, enfilant son masque quotidien : celui de l’homme calme et apaisé, plus fort que sa peine et qui faisait lentement son deuil.

— Je t’ai entendue, oui. Tu es juste un peu confuse, tu as dû faire un rêve, et…

— Quoi ? Non, Dorelan, tu ne comprends pas !

— Qu’est-ce que je ne comprends pas ?

— Ademon est en vie !

 

Carte d'Akalivan, monde magique de cette histoire de Fantasy, montrant le trajet parcouru par les héros pendant les neuf premiers chapitres

C’était un chapitre difficile à écrire, et plus dur encore à corriger. C’est très différent de ce que j’écris habituellement, mais je pense que le résultat final est satisfaisant. Il s’inscrit en tous cas bien dans l’histoire, et j’espère que malgré son côté descriptif et mélancolique, vous avez apprécié de le lire.

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