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Akalivan – Chapitre 6

Sadidiane regardait l’océan, perdue dans ses pensées. Elle se trouvait sur le pont du navire de transport qu’Ademon avait choisi pour leur voyage, et elle était complètement seule, les passagers occupés à dormir tandis que l’équipage s’affairait ailleurs. C’était un navire pouvant accueillir dix personnes en plus de l’équipage, et ils en étaient au dixième jour de voyage. Tout s’était déroulé sans incident jusqu’à présent, et la jeune fille devait avouer apprécier la compagnie des flots. Elle aurait pu naviguer éternellement dans ces eaux sans en être troublée si le destin l’avait souhaité.

— Tu ne dors pas, Sadi ?

Elle ne put pas s’empêcher de sourire à l’attente du surnom que lui avait attribué involontairement Dorelan. C’était lors de leur deuxième jour en mer, et cela lui avait complètement échappé alors qu’ils discutaient médecine tous les deux. Elle avait tout de suite aimé ce surnom simple et évident, que personne n’avait jamais daigné lui attribuer pour autant. Elle voyait cela comme une marque d’affection.

— Non, je voulais voir l’océan de nuit.

Le médecin vint à ses côtés et observa à son tour l’océan, pensif. Il paraissait… détendu. Accessible. C’est ce qui poussa Sadidiane à parler.

— Pourquoi vous ne lui dites pas ?

— Dire quoi à qui ?

— Pourquoi vous ne dites pas à Ademon que vous l’aimez ?

Dorelan tourna brutalement le regard vers elle, choqué. Il y eut une légère hésitation dans ses yeux, puis ce fut la résignation qui l’emporta sur son envie de nier l’évidence.

— C’est donc vraiment évident, soupira-t-il pour lui-même. Pourquoi lui dire ? répondit-il finalement.

Il semblait… désabusé. Triste. Ce n’était pas ce que Sadidiane voulait, pas du tout. Au contraire.

— Parce qu’il vous aime peut-être en retour.

Il eut un rire amer.

— C’est l’Okalisto, Sadidiane. Il n’a le droit d’aimer personne.

— Et alors ? Avoir le droit d’aimer et aimer sont deux choses différentes, non ?

— Il ne peut pas aimer, il doit rester chaste et pur.

— Parce que sinon des choses horribles arriveront, comme la mort de sa mère ? Ne me dites pas que vous y croyez !

— Lui, il y croit. Même si ce n’était pas le cas, ça ne changerait rien : il ne m’aime pas.

— Comment vous pouvez le savoir si vous ne lui dites rien ?!

— Je suis un homme, Sadidiane !

— Et alors ?! Pourquoi ça l’empêcherait de vous aimer ?!

Il émit un son de frustration, désespéré par le manque d’écoute et de compréhension dont faisait preuve l’adolescente.

— Il sait ce que je ressens pour lui et n’a jamais voulu en discuter explicitement avec moi. Il n’a jamais… il a toujours fait comme si de rien n’était, et c’est très bien ainsi !

Il ne voulait pas aborder le sujet avec Ademon. Il ne voulait pas que l’homme décide de sortir de sa vie. Il le voulait à ses côtés, même si l’amour qu’il avait pour lui le rendait parfois malade tant il était fort et désespéré.

— Comment pouvez-vous être sûr qu’il connait vos sentiments si vous ne les lui avez jamais dits ?

— Il me connait depuis dix ans, et comme tu as pu le constater, je ne suis pas très discret ! Ademon n’est pas un imbécile, il sait ! Il a juste choisi d’ignorer mes sentiments.

Il y eut un silence, alors que le médecin réalisait que cette situation qui lui convenait si bien ne lui convenait en fait pas du tout. L’ignorance était pire que le rejet.

— Je pense que vous surestimez Ademon. Il est très intelligent, très bon, et il a plein de qualités, mais il n’est clairement pas au point sur tout ce qui est sentiments et émotions.

Dorelan admirait sa pugnacité. Vraiment.

— Je lui ai avoué à demi-mot ce que je ressentais. Il a fait comme si de rien n’était.

— Vous lui avez dit quoi, précisément ?

Le médecin resta un instant interdit, alors que des souvenirs douloureux lui revenaient en pleine face. Il finit par céder et par raconter à la jeune fille toute l’histoire. Cinq auparavant, son homosexualité avait éclaté au grand jour, et il avait été pris à partie par des habitants de son quartier. Ils l’avaient frappé et humilié, pour le punir d’être… anormal. Comme son propre père l’avait déjà fait avant eux. Il avait fini au pilori dans sa propre rue, comme un criminel du moyen-âge. Maltraité par des gens qu’il connaissait, des gens qu’il soignait avec dévouement depuis des années. C’était Ademon qui l’avait récupéré. L’Okalisto avait été d’une douceur et d’une gentillesse inédites avec lui. Il avait chassé ceux qui lui voulaient du mal et l’avait ramené chez lui. Il l’avait soigné et réconforté, écoutant son désespoir, séchant ses larmes. Comme Dorelan l’avait fait pour lui lors de leur première rencontre. C’était à ce moment-là que le médecin avait craqué. Lui qui s’était juré de ne jamais rien dire à l’Okalisto, il avait fini par lui avouer son amour. Il lui avait dit qu’il était amoureux d’un homme très proche de lui, un homme plein de devoirs et de responsabilités, quelqu’un avec qui il ne pourrait jamais être, mais qu’il ne cesserait jamais d’aimer. Quelqu’un qui n’avait pas le droit de l’aimer en retour. Sadidiane resta silencieuse, partagée entre chagrin et colère. S’en prendre ainsi à Dorelan… elle aurait voulu voir l’humanité tout entière brûler pour ce péché.

— Qu’est-ce qu’il vous a répondu ?

— J’espère que tu aimeras quelqu’un qui t’aimera en retour. Tu le mérites.

Il eut un nouveau rire amer.

— Je crois que le rejet est assez clair, et j’ai vraiment essayé, tu sais. D’aimer quelqu’un d’autre. Mais je n’y arrive pas.

— Je ne suis pas sûre qu’Ademon ait compris de qui vous parliez.

Cela laissa le médecin profondément perplexe, et le sortit de sa tristesse et de sa mélancolie.

— Je crois avoir été pourtant très clair.

— N’importe qui aurait compris, oui, mais… je ne suis vraiment pas sûre qu’Ademon ait compris.

Dorelan demeura silencieux en la fixant, incapable de répondre. Il ne savait pas quoi dire.

 

Seizième jour de voyage maritime, et Sadidiane était de plus en plus impatiente d’arriver. Pas parce que l’océan l’avait lassée, non, mais parce qu’elle voulait absolument découvrir le Grand Marché de Mirensis. Elle avait échangé sur le sujet avec d’autres voyageurs, et un couple lui avait notamment expliqué à quel point ce marché était merveilleux. Elle sortit pour aller sur le pont, une nouvelle fois de nuit, et sursauta en trouvant Ademon, occupé à regarder l’océan, comme elle aimait tant le faire. Il paraissait profondément mélancolique et lointain, et elle hésita à venir le déranger.

— Tu ne dors jamais ? aboya-t-il sans lui lancer un regard.

Elle approcha timidement, intimidée. Il avait cet effet-là sur elle, parfois, même si elle l’aimait énormément. Il intimidait tout le monde, en réalité, et pendant leur voyage en bateau, elle ne l’avait pas vu échanger une seule fois avec d’autres passagers, contrairement à elle-même ou Dorelan. Les gens évitaient Ademon. C’est ce qui la poussa à venir le rejoindre d’un pas bien plus franc, déterminée à ne pas le rejeter elle aussi.

— Je n’ai pas sommeil, j’ai trop hâte d’arriver !

— Nous arriverons au port d’Egrenpi demain en fin d’après-midi.

Egrenpi, grande ville de Fandors qui accueillait le plus grand port du monde.

— Nous avons deux jours d’avance sur mes prévisions, ajouta-t-il en grognant.

Il était pourtant satisfait. Cela leur laisserait plus de temps en cas de problème imprévu, ou tout simplement pour explorer un peu plus Mirensis, son marché ou encore Aorelie. Il y avait beaucoup de choses que Sadidiane avait envie de lui demander en cet instant présent, des choses différentes de ce qu’elle demandait habituellement. Avec Ademon, elle aimait parler créatures, magie, innovations et anecdotes. Mais pas là.

— C’est quoi votre vrai nom ?

La question troubla profondément l’Okalisto, qui ne s’y attendait pas du tout.
— Ademon Delisian.

— C’est le nom de tous les Okalistos, répliqua l’adolescente en fronçant les sourcils. Ce n’est pas votre nom.

— C’est mon nom, contra-t-il. Je suis Ademon Delisian depuis que j’ai neuf ans.

— Et avant ? vous étiez qui ?

Daraniel Estilion. Mais Daraniel était mort depuis longtemps.

— Je n’étais personne. Être l’Okalisto, c’est ma vie. Je suis Ademon Delisian. C’est tout.

— Votre mère vous appelait Ademon ?

Bien sûr que non. Elle l’avait appelé Daraniel dans chacune de ses lettres, même lorsqu’il avait dû lui demander explicitement d’arrêter de le faire, contraint et forcé par ses formateurs. En tant qu’Okalisto, il était Ademon Delisian, personne d’autre.

— Elle est morte il y a longtemps.

Et avec elle, celui qu’il avait été.

 

Le Grand Marché de Mirensis était fidèle à sa réputation. Il était gigantesque, coloré et plein de vie. C’était mieux que tout ce que Sadidiane avait pu imaginer. Il y avait des centaines d’étals présentant une diversité incroyable de produits. Vêtements, tissus, fruits, légumes, animaux, plantes, fleurs, plats cuisinés, produits de beauté… Rien ne semblait échapper au marché de Mirensis, qui accueillait des hommes et des femmes venus du monde entier pour vendre ou acheter des produits incroyables. L’adolescente était émerveillée. Le dernier souhait de sa liste se réalisait enfin. Elle allait pouvoir tranquillement rejoindre le CMCM, à présent, même si pour l’instant, ses pensées étaient très loin de ses responsabilités. Contrairement à celles d’Ademon, qui n’arrêtait pas de penser au moment où Sadidiane allait devoir les quitter, lui et Dorelan. Pour l’éternité. Il était encore plus ombrageux qu’à son habitude, alors qu’il parcourait les allées bondées du marché, ce que Dorelan ne tarda pas à lui faire remarquer.

— Il faut que Sadidiane profite pleinement de cette journée, ajouta-t-il comme s’il connaissait les pensées de l’Okalisto.

Il avait raison. Il fallait faire comme si tout allait bien, comme si cette journée pouvait s’étendre indéfiniment. Pour Sadidiane.

 

Ils restèrent une journée de plus à Mirensis, pour que la jeune fille ait plus de temps pour profiter de cet endroit incroyable, et le deuxième jour, Ademon se montra très dépensier. Les commerçants d’ici acceptaient plus facilement l’argent qu’au petit marché de Kalasol, où le troc était de mise, et cela arrangeait l’Okalisto. Tout ce que Sadidiane voulait, il l’achetait. Même lorsqu’elle manifestait juste de l’intérêt pour quelque chose, il l’achetait. Il voulait qu’elle puisse garder le plus de souvenirs possible avec elle lorsqu’elle serait cloitrée dans son temple pendant cent ans. Il essayait également de se montrer particulièrement gentil, même si le résultat était en demi-teinte, et il répondait à toutes les questions de la jeune fille, notamment sur les espèces animales et végétales exotiques qu’elle était amenée à voir. Il n’avait pas l’aisance relationnelle et la douceur de Dorelan, mais il rendait Sadidiane heureuse à sa manière, et il en éprouvait une grande satisfaction. Suffisante pour étouffer temporairement la culpabilité qui ne cessait de grossir en lui.

 

Ils refermèrent cette parenthèse féérique à regret, et surchargés de souvenirs appartenant tous à Sadidiane. Ils entamèrent alors la dernière partie de leur voyage, qui devait leur prendre une dizaine de jours, pour arriver à Aorelie. Cinq jours pour retourner au port d’Egrenpi, quatre jours de traversée et une journée entière pour atteindre la capitale d’Aldavilos. Ils auraient ensuite quatre jours avant le rituel de la Lune Bleue et la fin de leur belle aventure commune. Les cinq jours les guidant jusqu’à Egrenpi furent assez silencieux, alors qu’ils prenaient tous conscience que leurs routes allaient bientôt se séparer. Sadidiane essayait de se montrer enjouée et optimiste, mais plus les jours passaient, plus elle déprimait. Elle ne voulait pas se sacrifier pour Akalivan. Elle n’en avait pas envie, mais elle savait qu’il le fallait. Elle n’avait pas le choix.

— Je vais trouver un navire de transport pour que nous partions dans l’après-midi, lança l’Okalisto à ses deux accompagnateurs.

Ils étaient dans une chambre d’hôtel d’Egrenpi, tout juste réveillés par l’aube. Dorelan et Sadidiane étaient très silencieux, et même si personne ne lui faisait de reproches, Ademon ne pouvait pas s’empêcher d’avoir l’impression qu’ils lui en voulaient. À juste titre. Alors qu’il allait sortir de la chambre, il s’immobilisa et ferma les yeux. Dorelan alla immédiatement à ses côtés, appelant doucement son nom. Il donnait l’impression d’être au bord du malaise, mais lorsque l’Okalisto rouvrit les yeux quelques secondes plus tard, il paraissait parfaitement normal. Même s’il y avait un éclat étrange dans ses yeux, quelque chose qui déplaisait au médecin. Sadidiane, inquiète, s’enquit de sa santé, et c’est seulement à ce moment-là qu’il daigna parler.

— Je viens de recevoir un Appel Magique. Il y a une urgence. Au Xadorat.

Rien d’inhabituel. Pourquoi l’ambiance était-elle si lourde ?

— Quelle urgence ?

La question de Dorelan fit soupirer Ademon. Autant être honnête.
— Un Dragon.

L’une des créatures les plus redoutables d’Akalivan. Dorelan écarquilla les yeux.
— Tu ne dois pas y aller, Ademon.

— Il n’y a personne pour l’affronter, les membres de l’Escouade Magique les plus proches vont mettre des heures à l’atteindre.

— Si tu vas affronter un Dragon seul, tu n’en reviendras pas !

Sadidiane émit un léger son choqué, en arrière-plan, et l’Okalisto se força à l’ignorer. L’inquiétude et le désespoir de Dorelan étaient déjà durs à supporter, il ne rajouterait pas ceux de l’adolescente.

— Il faut que j’y aille.

Le médecin vint se placer devant la porte en secouant la tête, déterminé à lui barrer la route.

— Tu vas mourir, Ademon. Tu ne peux pas gagner contre un Dragon.

Il le savait bien, comme le CMCM. Le représentant du Conseil qui l’avait contacté lui avait demandé de retenir le Dragon aussi longtemps que possible, avant de lui promettre que son souvenir et son héroïsme seraient reconnus et honorés au-delà de sa mort. Il savait, comme l’Okalisto, que cette mission serait sa dernière. Jamais Ademon ne pourrait vaincre un Dragon. Même à son zénith de puissance, il en aurait été bien incapable.

— Laisse-moi passer, Dorelan.

— Non.

Ademon ressentit une foule de sentiments, brutalement. De la colère, du désespoir, de la tristesse, de la résignation. Il les étouffa tous, les uns après les autres. Tout ce qui importait, c’était sa mission. Il voulut bouger Dorelan de force pour pouvoir passer, mais il s’en empêcha immédiatement. Il ne voulait pas qu’une empoignade soit le dernier souvenir que le médecin garderait de lui. Aussi opta-t-il pour une approche plus douce, et peu caractéristique. Il saisit son vis-à-vis par les bras, et le fixa droit dans les yeux, avec une douceur qu’il ne savait même pas avoir.

— Prends bien soin de Sadidiane, d’accord ? J’ai confiance en toi, tu feras ce qu’il faut.

Il ne savait même pas ce qu’il demandait à Dorelan. Il ne savait pas s’il lui demandait d’amener Sadidiane à Aorelie, ou s’il lui demandait de fuir avec elle. Il espérait juste que Dorelan ferait ce qu’il fallait, comme il l’avait toujours fait. Il avait confiance en lui. Ademon put lire le désespoir, la peur, le chagrin, la colère, le choc dans les grands yeux verts de Dorelan. Gentiment, il lui embrassa le front et le poussa délicatement hors du passage.

— Tout va bien se passer, Sadidiane, lança-t-il en se tournant vers elle juste avant de sortir.

La jeune fille était au bord des larmes, et il sentit son cœur déjà fendu se briser en mille morceaux. Pourtant, son sourire était rassurant et confiant. Il voulait qu’elle garde cette image brave et sereine de lui, et non celle d’un homme terrifié et révolté par son destin, comme il l’était pourtant au fond de lui.

 

Le Dragon attaquait la ville industrielle de Fandoron, une ville austère du nord du Xadorat, un pays où il faisait éternellement froid, même si l’une de ses frontières était accolée à un désert. Le pays était dirigé par un gouvernement très dur. Tyrannique. Fandoron était peuplée, avec un niveau de pauvreté très élevé, et des usines dangereuses partout dans la ville. Les dégâts causés par le Dragon allaient être gigantesques. Ils l’étaient sûrement déjà. Il y avait très peu de membres de l’Escouade Magique dépêchés au Xadorat, qui était un pays très fermé, comme le Shaelyn. Les membres les plus proches de Fandoron n’étaient pas assez puissants pour affronter un Dragon, et ils n’allaient certainement pas offrir leur vie pour cela. C’était le rôle de l’Okalisto, pas le leur. Il y avait un nombre massif de puissants magiciens du Conseil au Narashkam, le pays localisé au sud du Xadorat. Ils étaient déjà en route, mais ils n’arriveraient pas avant plusieurs jours. Narashkam était un pays enclavé dans le Désert d’Iriamis, une zone où l’humanité n’avait pas sa place, et sa traversée les ralentirait grandement. Par ailleurs, Fandoron était situé tout au nord du Xadorat, ce qui augmentait encore la distance. Les seuls magiciens suffisamment puissants pour venir affronter le Dragon étaient tout à l’est du Xadorat, et mettraient environ 12 heures à l’atteindre. Le rôle d’Ademon était donc de retenir le Dragon jusqu’à ce qu’ils arrivent. L’Okalisto doutait de tenir plus de deux heures face à la créature, mais il ferait de son mieux.

Lorsqu’il arriva à Fandoron, par un sanctuaire situé à quelques dizaines de minutes de son quartier le plus à l’est, il put rapidement constater que le Dragon était énorme et maitrisait au moins trois éléments magiques (Foudre, Glace et Feu) et que la destruction que la créature avait répandue était massive. Il ne tiendrait pas plus d’une heure.

 

Il y avait une forme d’ironie du sort dans ce combat. Ademon était né à Fandoron, et il allait y mourir. Ses attaques magiques rebondissaient sur les écailles du Dragon, qui était par conséquent insensible à ses assauts. Il ne parvenait même pas à le blesser. Par chance, la présence de l’Okalisto avait focalisé l’attention de la créature, qui allait là où Ademon allait. Il retenait le Dragon, comme on le lui avait demandé. Il essayait de limiter les dégâts qu’il causait, mais il n’était pas assez puissant. Il y avait des cadavres partout. Les bâtiments étaient en feu, et pourtant il faisait extrêmement froid. Un orage grondait au-dessus de la ville tout entière, faisant s’abattre des éclairs destructeurs qui visaient spécifiquement les êtres vivants. Ademon avait déjà calmé l’orage. Trois fois. Malheureusement, le Dragon l’avait fait réapparaitre, inlassablement, comme il le faisait avec le Feu et la Glace qu’il répandait tout autour de lui. L’Okalisto était blessé à de multiples endroits, et il avait subi plusieurs assauts magiques de la créature. Il était à bout de forces. L’air était vicié, par la magie, par la fumée des incendies, par la fumée toxique de l’usine chimique qui avait explosé un peu plus tôt, à cause du Feu du Dragon. L’odeur de brûlé se mélangeait à celle du sang et des produits chimiques. C’était difficile à supporter. Ademon avait envie de mourir, il n’arrêtait pas de tousser, il avait l’impression qu’il allait s’évanouir. Il ne savait pas depuis combien de temps il se battait. Une demi-heure, ou trois heures, il n’en avait plus aucune idée. Tout son corps était en souffrance. Il matérialisa des roches magiques grâce à la magie de la Terre, et il les fit tomber en cascade sur le Dragon. Il l’interrompit ainsi en plein souffle de Glace, mais cette petite victoire fut de courte durée. Un entrepôt de l’autre côté de la rue explosa violemment, et Ademon essaya de contenir l’explosion grâce à sa magie. Cela fonctionna dans un premier temps, mais la pression fut rapidement trop forte et il fut projeté au sol comme un fétu de paille sans intérêt.

Il avait quand même réussi à affaiblir la force de l’explosion, mais il était au bord de l’inconscience. Ses oreilles bourdonnaient, et ses yeux ne voyaient que les corps qui l’entouraient. Des militaires et des civils, des femmes et des hommes, des adultes et des enfants. Morts. Il se redressa bien plus vite qu’il ne s’en serait cru capable, et il enferma le Dragon dans une sphère de Vent à effet centrifuge. Une violente douleur au niveau de son flanc gauche attira son attention, ce qui permit à la créature de se libérer facilement de l’attaque de l’Okalisto. Un morceau de métal était profondément enfoncé dans la chair de l’humain, et la blessure saignait abondamment. C’était grave. Mortel. Il ne tiendrait plus très longtemps. Il n’avait probablement pas tenu plus de deux heures. Il fallait qu’il tienne plus. Il dissipa une nouvelle fois l’orage magique qui attaquait toute la ville, mais le ciel demeura noir. C’est à ce moment-là qu’il réalisa que la nuit était tombée. Il s’était battu toute la journée. Il avait tenu plus de 12 heures et pourtant, il n’y avait pas l’ombre d’un renfort. Il fixa le Dragon, devenu étonnamment pacifique, d’un air hagard. Il avait tenu 12 heures, comme on le lui avait demandé. Il avait empêché le Dragon de détruire toute la ville, et de continuer sa sinistre quête d’annihilation au-delà de Fandoron. Sa mission était accomplie. Pourtant, il ne se sentait pas satisfait. Les renforts n’étaient pas là. Tous ses efforts allaient être réduits à néant. Si seulement il avait la force de continuer à se battre encore un peu… Pourquoi le Dragon ne l’achevait-il pas ? Avec cette question vint la réalisation : le Dragon n’était pas indemne. En réalité, il était blessé à de multiples endroits. Considérablement affaibli. Son aile gauche était à moitié cassée, et il était par conséquent posé sur un immeuble à demi-détruit, ayant probablement du mal à voler, à présent. Les attaques de l’Okalisto l’avaient atteint, à un moment ou à un autre. Au niveau du buste de la créature, il y avait une grande zone dépouillée de ses écailles, laissant apparaitre une blessure sanguinolente. Vaguement, Ademon se souvint avoir modelé un énorme javelot d’Eau magique, mais il ne souvenait pas avoir effectivement atteint sa cible. Modeler la magie pour lui faire adopter la forme d’objets était un art complexe, que l’Okalisto maitrisait mieux que quiconque. Modeler la magie pour la changer en animal factice était bien plus complexe encore, mais à sa portée. C’était ce qu’il allait faire dès qu’il en aurait l’opportunité.

Le combat reprit brutalement lorsqu’un très violent blizzard magique s’engouffra dans la rue. C’était un blizzard capable de geler et de tuer instantanément des êtres humains normaux. Ademon embrasa toute la rue en réponse, faisant exploser une voiture jusqu’à présent miraculée. Le combat s’étira ensuite en longueur, mais l’Okalisto savait qu’il s’effondrerait bien avant le Dragon. Il perdait trop de sang, il avait utilisé trop de magie, et en avait également trop encaissé. Il fallait porter un coup décisif à la créature, au moins suffisamment puissant pour la rendre temporairement inoffensive. Jetant ses dernières forces dans la bataille, l’Okalisto matérialisa un Dragon fait des six magies élémentaires, identique au dragon ennemi en taille et en apparence, mais constitué de magie dorée. Ce n’était pas un vrai Dragon, juste de la magie en ayant adopté la forme, mais la création était incroyablement majestueuse. Jamais Ademon n’avait réussi à faire quelque chose d’aussi impressionnant jusqu’à présent. Peut-être que le zénith de sa carrière était maintenant, et non il y a dix ans, lorsqu’il avait vaincu le Titan Rocailleux.

Le Dragon d’Ademon encaissa le souffle de Feu et de Glace du véritable Dragon, puis il fondit sur lui. La collision fut très violente, et les six magies élémentaires se déchainèrent sur la créature alors que son vis-à-vis artificiel le griffait et le mordait en laissant des marques bien réelles. L’Okalisto contrôlait chacun de ses gestes, chacune de ses attaques, et c’était un exercice bien plus épuisant que de se battre lui-même. Lorsqu’il réussit à envoyer à terre le véritable Dragon, Ademon fit exploser sa créature de magie, libérant une puissance considérable. Son ennemi poussa un rugissement de souffrance et de rage. Le Dragon essaya ensuite de se relever, mais ses forces lui échappaient. L’Okalisto dévoila alors sa dernière carte : un javelot magique fait lui aussi des six magies élémentaires. Gigantesque et menaçant, il vint se ficher dans le buste du Dragon, là où un précédent javelot magique avait déjà fait son œuvre. Il s’enfonça profondément dans la chair de la créature, laissant sa magie se répandre à l’intérieur du corps du Dragon, qui poussa des râles d’agonie avant de s’effondrer lourdement au sol, complètement silencieux. Il était mort. Ademon avait réussi. Il pouvait arrêter de se battre, maintenant. Il sentit à peine ses jambes se dérober sous lui, mais il sentit la violence du choc de ses genoux contre le bitume gelé. L’orage du Dragon disparut définitivement, cette fois-ci, et l’Okalisto dut fermer les yeux alors que de la lumière l’agressait brusquement. C’était la lueur de l’aube. Il n’avait pas combattu le Dragon pendant douze heures ; leur combat avait en réalité duré une journée entière. Ils s’étaient battus pendant presque vingt-quatre heures. Le silence était assourdissant, il n’y avait que la mort et le désespoir. Il n’y avait personne pour lui tendre la main. Pas de Dorelan pour le soigner et le réconforter.

L’Okalisto avait du mal à penser, il se sentait glisser lentement vers le néant. Il avait l’impression de s’endormir, il n’avait plus mal, il était juste engourdi. C’était parfait. Une mort douce. Lorsque son regard tomba sur une grande pierre blanche, plantée au milieu du trottoir, avec une plaque mentionnant une œuvre d’art « de l’absurde », il eut un regain de conscience. Il connaissait cette pierre. La ville avait changé, en 26 ans, et l’état dans lequel elle se trouvait ne l’avait pas aidé à reconnaitre le quartier, mais c’était ici qu’il avait vécu. Au bout de la rue, là où gisait à présent un cadavre de Dragon. Son ouïe se brouilla complètement alors que la zone devenait brutalement plus lumineuse. Il neigeait, et le ciel était obscurci par des nuages, mais il faisait jour. Il faisait horriblement froid, l’air était sec et impitoyable. Une femme apparut dans son champ de vision, et elle tomba à genoux juste devant la pierre blanche. Elle avait la peau blanche, pâle, sèche et maladive. Ses cheveux noirs étaient ternes et cassants tandis que ses grands yeux bleus étaient recouverts d’un voile de brouillard. Elle était très maigre, et semblait plus morte que vive.

— Maman ?

La voix, celle d’un petit garçon, ne semblait pas atteindre la femme. Il était très faible. Presque mort, lui aussi. Ademon ne le voyait pas, mais il le savait. Il s’en souvenait.

— J’ai peur, Maman.

La femme écarquilla les yeux.

— Tu… tu n’as pas à avoir peur.

Sa voix était faible, brisée, mais elle essayait de se montrer rassurante, malgré son état pitoyable.

— Je fais juste une pause, ajouta-t-elle faiblement. J’arrive, d’accord ?

Son fils ne lui répondit pas. Il s’était effondré au sol, conscient, mais incapable de parler ou de bouger.

— Daraniel !

Ademon se souvenait de cette pierre. C’était devant elle que sa mère s’était effondrée après la mort de son mari, survenue dix jours après celle de son fils de cinq ans. C’était en pleine Grande Famine du Xadorat, une famine due à un contexte géopolitique très tendu avec les autres royaumes, à un hiver particulièrement rude qui s’était étalé sur plusieurs années et à une succession de tempêtes et d’attaques magiques sur le territoire. Personne n’avait voulu aider les habitants du Xadorat, pas même le Conseil Mondial du Contrôle de la Magie qui considérait alors que cette famine n’était pas liée à un problème magique et qu’il n’avait pas à s’en mêler. Il y avait eu des millions de morts. Daraniel avait survécu, et il avait été très en colère contre le monde entier. Ademon l’était toujours, mais cette colère était enfouie tout au fond de lui. Il se souvenait de cette journée. Son père venait de mourir et Lalindia, sa mère, l’avait pris par la main. Ils avaient quitté le trou à rat dans lequel ils vivaient, un trou qui sentait la maladie et la mort, et elle avait commencé à descendre la rue. Il n’y avait pas de vraie cohérence dans ses actions, elle voulait juste écarter son fils survivant du corps de son père. Elle s’était effondrée. Puis elle s’était relevée et elle avait survécu tout en faisant survivre Daraniel. Elle l’avait sauvé et protégé de son mieux, même après qu’il lui ait été arraché en tant qu’Okalisto. Elle lui avait écrit des lettres pleines d’amour et d’encouragements, elle lui avait donné de la force et de l’espoir dans chacun de ses mots, et elle continuait à l’inspirer même maintenant. Elle avait été si courageuse… personne ne lui avait tendu la main, mais elle avait quand même survécu. L’Okalisto était à bout de forces, mais il ne voulait pas mourir ici. Pas là où sa mère s’était battue pour lui. Il n’y aurait pas de Dorelan pour venir le réconforter, pas de Lalindia pour le sauver. Il ne restait que lui. Il ferait avec.

 

Sadidiane était recroquevillée sur elle-même, assise sur le sol de la chambre d’hôtel qu’elle partageait avec Dorelan et Ademon — celle que l’Okalisto avait quitté la veille pour ne pas revenir. Cela faisait plus de 24 heures qu’il était parti. Il était probablement déjà mort. Dorelan faisait silencieusement leurs bagages, pour s’occuper plus que parce qu’ils allaient reprendre la route. Il ne semblait vraiment pas pressé d’atteindre Aorelie, et si Sadidiane avait été moins triste, elle se serait clairement demandé s’il comptait l’y emmener un jour.

— Je vais trouver une voiture, lança-t-il d’une voix faible.

Il était écrasé par la tristesse, lui aussi, mais il restait maitre de ses émotions, essayant de rassurer Sadidiane de son mieux.

— Une voiture ? Pour quoi faire ?

— Je pensais t’emmener au Shaelyn.

Le Shaelyn était au nord du Bakistiar. Il fallait donc prendre la route vers l’Ouest, puis vers le Nord. C’était à l’opposée de leur destination, Aldavilos, situé sur l’autre continent et nécessitant quelques jours de bateau.

— Nous n’aurons jamais le temps d’atteindre Aorelie à temps, souffla-t-elle d’une voix fatiguée.

— Je sais.

Elle le fixa d’un air incrédule, mais il refusait de croiser son regard, trop occupé à fixer du regard la veste qu’il tenait entre les mains. Elle appartenait à Ademon, et l’Okalisto mettait souvent cette veste en cuir élimé, qui était probablement l’un de ses vêtements fétiches.

— Mais le Rituel de la Lune Bleue ? Je dois y aller !

— Tu en as envie ?

Cette fois, il avait posé son regard vert sur elle. Elle resta un instant bouche bée.
— Ce n’est pas une question d’envie, mais de devoir !

Le médecin eut un rire amer.

— On croirait entendre Ademon.

Il se tut ensuite, semblant horrifié par sa propre réponse.

— Il… il va bien, je… je suis sûr qu’il a survécu.

L’adolescente se contenta de baisser le regard, triste et perdue. Elle ne savait plus ce qu’elle devait faire. On toqua lourdement à la porte, et elle se tendit immédiatement. Contrairement à Dorelan, qui alla ouvrir sans trop se poser de questions, sa nature bienveillante et naïve prédominant sur tout le reste. Il resta complètement choqué devant le spectacle horrible d’un Ademon ensanglanté, brûlé et hagard qui se tenait devant lui.

— Je… je suis rentré.

L’Okalisto s’effondra ensuite au sol, ignorant les cris paniqués du médecin et de l’adolescente.

Une carte d'Akalivan, histoire de fantasy, avec le trajet parcouru par les héros pendant le six premiers chapitres. Mention du Dragon du Xadorat.
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