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Akalivan – Chapitre 12

Dorelan marchait vers son habitation, un seau rempli d’eau fraiche dans sa main gauche, lorsque Darofrast l’interpella. L’humain avait un bras en écharpe — le droit, qui s’était cassé une semaine plus tôt, lors de sa petite expédition catastrophique avec Sadidiane. Il paraissait incroyablement fatigué, et Vastiarna avait longuement partagé ses inquiétudes à son sujet avec son oncle. La magie était vraiment mauvaise pour son organisme humain, et elle ne savait pas vraiment comment l’aider.

— Je peux faire quelque chose pour t’aider, Darofrast ?

Il était poli, mais aussi… prudent. Comme s’il pesait le pour et le contre de chaque syllabe qu’il prononçait. C’était ainsi depuis son retour du site pétrolier de Velensarn. La méfiance s’était installée entre lui et les Akamorrs, et ce de manière réciproque.

Elindya Emkel, prévenue presque immédiatement, et Askoliarn Delenran étaient furieux après l’humain, comme d’autres chefs de Clan — dont Randar Kelekian faisait partie. Valindaria Kadjeran était la seule cheffe de clan à ne pas avoir cédé aux sirènes de la colère. Tous les autres étaient furieux, Askoliarn Delenran, Randar Kelekian et Arandran Lawotson en tête. Le troisième cité était le chef du Clan Boliarand, implanté dans les Terres Sauvages à l’ouest de Bakistiar. Ce clan avait des relations extrêmement tendues avec le Clan Akaliost, dont il contestait farouchement l’autorité depuis soixante-dix ans environ, et avec le Clan Menordosia, implanté dans les mêmes Terres Sauvages, mais beaucoup plus au nord, proche du Shaelyn.

Randar et Arandran avaient demandé la peine de mort pour Dorelan, là où Askoliarn avait demandé son bannissement. La première requête avait rendu Elindya folle de rage et elle avait refusé que l’on tue un humain qui n’avait commis aucun crime, et qui avait même partagé son savoir et ses compétences avec les Akamorrs pour les aider.

La proposition d’Askoliarn, en revanche, lui était apparue beaucoup plus raisonnable. Sans aller jusqu’à bannir Dorelan, Elindya pensait à le séparer de Sadidiane : les faire aller chacun dans un clan, pour le bien de la Grande Prêtresse du Monde. Elle considérait que Dorelan était trop inconscient, trop humain pour avoir une influence positive sur l’adolescente, et que sa présence allait lui nuire de plus en plus.

— J’ai discuté de toi avec ma mère, répondit sans préalable Darofrast.

— Vous allez me couper la tête ?

Sa question était pleine de cynisme, mais aussi de lassitude.

— Non, bien sûr que non. Néanmoins, ma mère et les autres chefs de Clan ont pris une décision te concernant. Elle n’est pas encore définitive, mais je préfère te prévenir.

Dorelan lui fit signe de poursuivre, et c’est ce que l’Akamorr fit. Il lui exposa clairement la situation, en quelques mots.

— C’est totalement hors de question, répondit simplement le médecin quand il eut fini.

Il se remit ensuite en marche vers son habitation, laissant Darofrast un peu interdit. L’Akamorr le rattrapa rapidement et vint lui bloquer gentiment la route pour le forcer à poursuivre la discussion.

— Dorelan, ce n’est pas un choix qui t’est donné. C’est une décision…

— Prise par les chefs de Clan Akamorrs. Je suis un humain. Je n’obéis pas à vos lois. Je les respecte, je vous respecte tous, mais jamais je n’accepterai d’être séparé de Sadidiane.

— Ils pensent que c’est mieux pour elle. Et pour toi.

— Je m’en moque. Je ne quitterai pas Sadidiane.

Il faisait preuve d’une fermeté qui surprit Darofrast. L’Akamorr ne l’imaginait pas capable d’être aussi déterminé. Une erreur que beaucoup commettaient au sujet du médecin.

— Nous voulons juste ce qu’il y a de mieux pour elle, Dorelan.

— Tout comme moi. C’est pour cela que je l’ai conduite à l’Arbre de Sang. Parce qu’elle allait mal, qu’elle avait envie d’y aller et qu’elle méritait que l’on respecte ses choix. Pour une fois. Je sais que le résultat s’est avéré catastrophique, que c’était une erreur et qu’à présent Sadidiane est au plus mal, par ma faute, mais au moment où j’ai pris cette décision, je l’ai fait pour elle, parce que cela me semblait être la meilleure chose à faire. Je ne pouvais pas savoir ce que cela donnerait.

— Personne ne pouvait le savoir.

Il y eut un léger silence, et Dorelan reprit la parole.

— Je ne quitterai pas Sadidiane. Je l’aime, et je vais prendre soin d’elle. Je vais m’assurer qu’elle puisse se pardonner elle-même, et qu’elle ne vieillisse pas dans la haine.

Darofrast fronça légèrement les sourcils.

— Tu parles de la haine des humains ?

— De la haine quelle qu’elle soit. Mais oui, la haine de l’humanité que vous possédez tous, je ne veux pas de ça pour elle.

L’Akamorr soupira profondément.

— Nous sommes en guerre avec l’humanité, mais nous ne la haïssons pas pour autant, Dorelan.

Darofrast soupira une nouvelle fois en voyant que son interlocuteur ne le croyait pas du tout, et il reprit la parole :

— C’est pour cela que nous n’avons pas cherché plus activement à récupérer Sadidiane, au début. C’était mon idée d’essayer de faire confiance à l’Okalisto dans l’espoir qu’il ne remette pas la Grande Prêtresse au Conseil Mondial du Contrôle de la Magie. J’ai convaincu mon Clan, et par conséquent les autres Clans, de me faire confiance. De lui faire confiance. Je voulais démontrer… je voulais démontrer à tous mes camarades que les humains n’étaient pas aussi mauvais qu’ils le paraissaient. Après l‘attaque de Randar, nous avons décidé de récupérer Sadidiane, mais c’était trop tard : nous ne pouvions plus la localiser. Passivement, involontairement, l’Okalisto occultait notre vision. Nous avons failli perdre Sadidiane à cause de mes décisions. Parce que je voulais prouver que j’avais raison ; que l’humanité n’était pas mauvaise et qu’il ne fallait pas la haïr.

— Pourquoi me raconter cela, Darofrast ? Qu’est-ce que tu cherches à me dire ?

— Tous les Akamorrs ne haïssent pas l’humanité, mais nous ne pouvons pas faiblir dans notre lutte contre elle. Elle nous détruirait, et Akalivan avec nous. Sadidiane doit le comprendre, pour nous, mais surtout pour elle, et tu n’es malheureusement pas en mesure de l’aider à le faire.

Il y eut un long silence durant lequel les deux hommes s’observèrent avec neutralité.
— J’aimerais qu’Ademon soit là, soupira finalement le médecin.

— Je suis désolé. C’était quelqu’un de bien. J’avais raison sur ce point-là.

— Pas suffisamment bien pour qu’on aille le chercher.

L’amertume dans sa voix était difficile à supporter.

— Que veux-tu dire ?

— Je me souviens de Dokistia affirmant qu’elle irait chercher Ademon elle-même si elle le croyait encore en vie. Et je t’ai déjà entendu tenir des propos similaires. Il est en vie. Mais personne ne va le chercher.

Sa réponse laissa Darofrast sous le choc pendant un court instant, et cela suffit au médecin. Il prit congé poliment et contourna son interlocuteur avant de reprendre sa route. L’Akamorr n’essaya pas de le retenir.

 

Sadidiane n’allait pas bien. Des flashs de la destruction du site pétrolier l’assaillaient constamment, éveillée comme endormie, et la culpabilité l’étouffait. Elle avait causé la mort atroce de plusieurs centaines de personnes. Elle entendait encore leurs cris, et voyait leurs cadavres dès qu’elle fermait les paupières.

— Sadi ?

Elle tourna le regard vers Dorelan qui lui souriait avec gentillesse. Silencieusement, elle se remit à boire le bouillon qu’il lui avait préparé, le laissant faire la conversation seul. C’était ainsi depuis dix jours.

— J’ai croisé Adriliana, ce matin. Elle et Tadorian se languissent de toi, ils aimeraient beaucoup te voir.

— Je ne veux voir personne.

Elle ne voulait voir que Dorelan, et c’était uniquement parce qu’elle ne voulait pas l’inquiéter. Le médecin n’insista pas, et il changea rapidement de sujet, lui racontant une anecdote de Naskilie, qui lui avait raconté ses premiers pas en tant que guerrière. L’histoire était amusante, et Naskilie l’avait sans doute racontée à Dorelan pour le faire rire, mais cela ne tira pas un sourire à Sadidiane. Elle écoutait à peine son interlocuteur, son regard se perdant parfois dans le vague, lorsqu’il ne se fixait pas sur le bras cassé du médecin. C’était sa faute. Elle lui avait fait du mal, et elle aurait pu le tuer. Tout comme elle avait tué des centaines de personnes innocentes.

— Ademon serait furieux.

Son intervention, abrupte et hors contexte, laissa Dorelan perplexe. Sadidiane ne parlait jamais d’Ademon avec le médecin. Elle en parlait uniquement pour dire qu’il était vivant et qu’il fallait aller le sauver.

— Quoi ? Furieux de quoi ?

— De ce que j’ai fait. J’ai tué tous ces gens, alors que lui aurait donné sa vie pour les sauver… Il serait furieux. Peut-être même qu’il me tuerait pour que je ne recommence pas, et il aurait raison.

Ils étaient tous les deux assis par terre, en tailleur, et c’était tant mieux. Dorelan aurait probablement eu besoin de s’asseoir s’il avait été debout, tant il était choqué.

— Comment peux-tu dire une chose pareille ?

— Je suis un monstre, Dorelan ! Tu le sais, tout le monde le sait ! Ademon le saurait lui aussi, et il ferait ce qu’il faut pour protéger les autres !

Elle avait bondi sur ses pieds furieusement, ayant besoin d’exprimer toute la violence qui était en elle. Dorelan se leva calmement, et il la fixa d’un air… blessé ? Inquiet ? Elle n’en savait rien et c’était désespérant.

— Tu n’es pas un monstre. Et jamais Ademon ne te ferait de mal. Jamais il ne te trouverait monstrueuse. Je ne te trouve pas monstrueuse.

— Tu as tort.

Un simple rideau de perles séparait la pièce où ils mangeaient de celle où ils dormaient. Elle aurait préféré un mur opaque capable de lui garantir sa solitude. Elle se roula en rond dans son lit et ferma les yeux, espérant ainsi faire disparaitre tous ses problèmes. Elle sentit la main de Dorelan se poser gentiment sur son bras, rassurante.

— Tout va bien, Sadi, d’accord ?

Pourquoi mentir ainsi ? Il savait que c’était faux, et elle aussi. Rien n’allait bien.

— J’ai juste besoin de me reposer un peu, souffla la jeune fille.

Elle sentit l’hésitation du médecin.

— Mais à ton réveil, tu viendras voir les jumeaux avec moi, d’accord ?

— D’accord.

C’était un mensonge, mais Sadidiane était prête à raconter n’importe quoi pour qu’il la laisse seule. Pourtant, à la seconde où la présence de Dorelan s’effaça, elle regretta le médecin. Maintenant qu’il était parti, les cris de souffrance et de terreur étaient de retour, prêts à l’assaillir sans relâche, comme les flashs de ce qu’elle avait fait. Tous ces hommes morts, massacrés par sa faute… Elle se redressa d’un coup, envahie par la culpabilité et la rage. Elle voulait maitriser ses pouvoirs pour aller sauver Ademon, mais tout ce qu’elle avait obtenu, c’était la mort. Le Phénix Fondateur lui avait menti, il l’avait manipulée pour la pousser à blesser l’humanité. Il l’avait utilisée comme une arme. Et à présent, elle se sentait incroyablement faible. Mentalement, elle était détruite. Physiquement, elle était épuisée. Magiquement, elle était complètement vide. Elle n’avait rien gagné du tout. Elle ne pouvait même pas sauver Ademon. Elle se laissa tomber à genoux, soudainement vidée de toute son énergie. Tout ce qu’elle voulait, c’était devenir puissante pour pouvoir sauver l’Okalisto. Rien d’autre. Elle ne voulait pas faire de mal à qui que ce soit. Les larmes qui lui montèrent aux yeux s’asséchèrent avant d’avoir le temps de se former complètement, et elle ferma les paupières. Elle se sentait si mal. Elle était coupable, elle était un monstre.

— Je voulais juste vous sauver, Daraniel, souffla-t-elle avec désespoir. Même ça, je n’ai pas pu le faire.

Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence mortel, et Sadidiane sentit brusquement un changement en elle. Elle avait l’impression de flotter, et lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle resta complètement bouche bée. Elle était seule au milieu du cosmos. Elle était entourée par une infinité de vide et d’étoiles, mais elle était agenouillée sur un plancher invisible et n’avait aucune difficulté à respirer. Lorsqu’elle voulut se relever, tout se mit à tourner autour d’elle, et elle dut refermer les yeux.

Le changement de température et d’ambiance fut brutal, et Sadidiane enregistra immédiatement le froid et la pollution ambiants. Elle ouvrit ensuite les paupières, et elle se retrouva au cœur d’une vaste étendue de bitume et de ruines, couverte de neige. Il neigeait fortement, il faisait très froid, et le ciel était plein de fumée. L’air était pollué, désagréable, et l’adolescente eut une quinte de toux douloureuse. Il n’y avait pas âme qui vive, ici, dans cette étrange ville fantôme en ruines. Lentement, l’adolescente se releva et entreprit de faire un tour sur elle-même pour observer les alentours. Elle sursauta en apercevant un homme, dos à elle, à quelques mètres. La neige, de plus en plus dense et fournie, le rendait difficile à distinguer, mais elle le reconnut rapidement.

— ADEMON !

Elle se mit immédiatement à courir vers lui, continuant à crier son nom, mais il ne semblait pas l’entendre. Dès qu’elle fut à son niveau, elle l’attrapa par le bras, sentant son cœur au bord de l’explosion. Toute son excitation s’évanouit lorsque l’Okalisto se dissipa littéralement devant elle, laissant ses doigts se refermer sur du vide.

— J’ai enfin le plaisir de faire ta connaissance, Prêtresse.

Elle fit volte-face et serra les poings en reconnaissant la femme qui se tenait à quelques pas d’elle. Axilyria, la cheffe des Prêtresses du Temple. Ses yeux roses la rendaient extrêmement reconnaissable. Elle portait une longue robe noire qui trainait sur le sol, et un châle de la même couleur qui entourait ses épaules. Elle était élégante, mais elle donnait surtout l’impression d’être dangereuse.

— Où est Ademon ?!

La femme la fixa en silence, laissant son regard la transpercer de part en part.

— Où est Ademon ?! Où est-ce qu’on est ?!

— Dans son esprit.

Sa réponse laissa Sadidiane interdite.

— Daraniel Estilion a toujours été un individu à la forte volonté. Il a créé un sanctuaire mental, inaccessible pour nous. C’est là que nous sommes.

Sadidiane ne comprenait pas, et c’était visible dans son regard. Axilyria n’en parut pas étonnée, et elle reprit tranquillement la parole.

— Tant que Daraniel se retranche dans son sanctuaire, sa volonté demeure intacte. Peu importe les souffrances qui sont les siennes. Et sa volonté nous empêche de récupérer ses pouvoirs. Mais grâce à toi, nous allons pouvoir l’atteindre. Enfin.

— Qu’est-ce que vous racontez ?!

— Tu nous as ouvert l’accès à son sanctuaire spirituel. Le siège de sa volonté. Nous allons la briser pour récupérer ses pouvoirs.

Le cœur de l’adolescente rata un battement.

— Vous mentez ! Je ne vous ai rien ouvert du tout, je…

Elle s’interrompit, incapable de continuer.

— Je ne vous laisserai pas lui faire du mal !

Axilyria l’observa durement.

— Ne sois pas arrogante. En tant que Grande Prêtresse du Monde, tu possèdes des pouvoirs incroyables. Inimaginables. Ils te seraient bien insuffisants lors d’un affrontement contre moi, cependant. Je t’écraserai comme un insecte si tu essaies de t’opposer à moi.

— Je n’ai pas peur de vous, répliqua Sadidiane.

— Tuer des centaines d’innocents ne fait pas de toi une grande guerrière.

L’adolescente écarquilla les yeux sous l’effet du choc provoqué par cette réponse.
— Tu es une arme faite pour détruire. Ton existence rompt l’équilibre et menace l’intégrité de l’humanité entière.

— C’est totalement faux ! C’est ma mort qui aurait rompu l’équilibre et causé la fin d’Akalivan ! C’est vous qui avez rompu l’équilibre pendant cinq cents ans, et maintenant, le monde est au bord de la destruction !

— Tu as tort. Les Akamorrs t’ont menti. Ton existence signifie la fin de l’humanité. Ta mort signifie l’équilibre. Il en est ainsi depuis cinq cents ans. Nous n’avons pas sacrifié la première Grande Prêtresse pour le plaisir ; nous l’avons fait car nous n’avions pas le choix. Nous devions sauver des centaines de millions de personnes, après en avoir perdu des milliards. Tu n’étais pas là. Tu ne sais pas ce que c’est de voir tes semblables mourir les uns après les autres, massacrés sur l’autel de la vengeance d’un monde qui nous a châtiés sans nous donner le moindre avertissement.

Son regard et sa voix étaient devenus lointains. Elle se replongeait dans des souvenirs, et Sadidiane réalisa qu’Axilyria était là. Il y a cinq cents ans. Même si c’était impossible, elle sentait que c’était la vérité.

— Mayasha.

Cela ramena la femme dans la réalité, et elle observa la jeune fille.

— La première Grande Prêtresse du Monde s’appelait Mayasha et elle n’avait que neuf ans ! Vous l’avez torturée et tuée pour assurer la survie de votre humanité !

— Et son sacrifice en valait la peine.

Sa réponse laissa l’adolescente silencieuse. Comment pouvait-elle assumer ainsi des actes aussi monstrueux ?

— Si nous ne l’avions pas fait, des milliers de Mayasha seraient mortes à sa place. Une vie pour des millions, Sadidiane. Un sacrifice pour l’humanité.

La jeune prêtresse avait envie de pleurer. Elle sentait une boule dans sa gorge, et ses yeux la piquaient. Pourtant, elle ne pouvait s’y résoudre.

— Vous mentez ! VOUS MENTEZ !

Les mots d’Axilyria n’étaient que du poison destiné à la déstabiliser et à la faire souffrir.

— C’est ainsi que tu justifies ton existence. En acceptant les mensonges et en refusant les vérités.

— Vous ne faites que mentir. Je ne vous crois pas, je ne vous croirai jamais !

— Alors il y aura bien des morts sur ta conscience. Bien du sang sur ton âme déjà ternie. Et Daraniel continuera à souffrir jusqu’à en mourir.

— Qu’est-ce que vous racontez ? Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ?

— La mort de la Grande Prêtresse du Monde et l’existence d’un Okalisto sont les deux conditions pour que l’équilibre existe et permette à l’humanité de persister. Tu n’es pas morte, et l’équilibre est rompu, mais avec un Okalisto, nous pouvons ralentir le processus. Au moins suffisamment longtemps pour te récupérer et te sacrifier.

— Vous avez un Okalisto ! Vous n’avez pas besoin qu’il se batte, ou qu’il vous rejoigne ! Sa simple existence vous suffit ! Récupérer ses pouvoirs en le torturant ne vous apportera rien !

— Une fois de plus, tu as tort. Daraniel ne peut pas être l’Okalisto.

— Il l’est déjà !

— Il ne le sera bientôt plus. Ta présence a éveillé quelque chose en lui. Ses pouvoirs et son statut même d’Okalisto sont en train de disparaitre. Et ici, dans son sanctuaire spirituel, il utilise sa volonté pour accélérer le processus.

Sadidiane secoua la tête, incrédule. Ce qu’elle lui racontait n’avait aucun sens. C’était impossible.

— Dans quelques semaines, il n’y aura plus d’Okalisto, Sadidiane. L’humanité n’aura que quelques mois devant elle avant que tout sombre dans le chaos, comme il y a cinq siècles.

— Pourquoi vous me racontez ça ? souffla la jeune fille, perdue.

Elle ne savait plus ce qu’elle devait penser ou croire.

— Parce que tu peux sauver l‘humanité et Daraniel.

Un tout petit espoir s’alluma en Sadidiane, même si elle savait que son interlocutrice n’était pas fiable.

— Comment ça ?

— Si tu te livres, nous procéderons à ton sacrifice. Cela préservera l’humanité, mais nous libèrerons également Daraniel. Nous laisserons ses pouvoirs d’Okalisto s’éteindre et un nouvel Okalisto sera nommé, grâce à tes pouvoirs. Il pourra vivre sa vie, libéré de ses responsabilités. Ta vie contre la sienne, en somme, puisque l’humanité semble accessoire à tes yeux.

Sadidiane ne répondit pas, durement atteinte. Elle serra les poings, essayant de ne pas laisser ses émotions la guider.

— Je ne peux pas vous faire confiance. Je ne peux pas être sûre que vous libérerez vraiment Daraniel !

— Mais c’est son seul espoir. Et tu peux être assurée que ton sacrifice sauvera l’humanité.

Sa vie contre l’humanité et Daraniel… C’était presque trop beau pour être vrai. Sadidiane n’avait pas envie de mourir, et elle s’en sentait coupable. Après tout ce qu’elle avait fait… tous les malheurs qu’elle avait causés… elle aurait dû vouloir mourir. Se sacrifier était la seule chose noble et juste qu’elle pouvait imaginer faire dans sa vie. Mais son interlocutrice n’était pas fiable. Le mensonge coulait dans ses veines, et son venin se répandait dans celles de Sadidiane, ce qui troublait la jeune fille. Elle ne savait pas quoi faire. Tout se mit à trembler brutalement, comme si un tremblement de terre venait de se déclencher, et les chutes de neige se changèrent très rapidement en blizzard. Axilyria lança un regard circulaire autour d’elle, nullement impressionnée, alors que l’adolescente paniquait. Une chape magique se matérialisa autour de la Prêtresse du Temple qui disparut complètement quelques secondes plus tard. Le blizzard se calma aussitôt, comme le tremblement de terre, et tout redevint silencieux. Sadidiane écarquilla les yeux en réalisant qu’Ademon était de retour, dos à elle, à moins de deux mètres.

— Ademon ?

Elle avança d’un pas hésitant, l’appelant à nouveau. Elle s’arrêta à quelques centimètres, sans oser le toucher, ayant peur de le faire disparaitre une nouvelle fois.

— Daraniel ? murmura-t-elle avec incertitude.

Elle sursauta lorsqu’il fit volte-face, et elle put enfin croiser son regard. Elle y lut une forme de soulagement, puis elle se jeta dans ses bras, entendant vaguement l’homme lui grogner qu’il n’arrivait pas à la trouver et qu’il avait eu peur qu’Axilyria lui ait fait du mal. Sadidiane savait que ce n’était pas réel, mais elle ne pouvait pas s’empêcher d’être contente. Elle retrouvait enfin Ademon. C’est lui qui mit fin à son étreinte, repoussant gentiment la jeune fille pour l’observer droit dans les yeux. Il arborait son air soucieux, qui le caractérisait parfaitement.

— Le Phénix Fondateur, il ne vous a pas fait de mal ? Je suis désolée de ne pas l’avoir empêché de vous blesser, je…

— Je vais bien, la coupa-t-il fermement.

Il savait visiblement très bien de quoi elle parlait. La licorne qui l’avait guidée jusqu’au Phénix venait bien d’Ademon. Il avait réussi à veiller sur elle et à l’aider, même prisonnier de son propre esprit. Sadidiane avait envie de lui exprimer sa reconnaissance, mais les mots lui manquaient.

— Il faut que tu partes d’ici, Sadidiane. Ton esprit doit réintégrer ton corps.

— Je ne sais pas comment faire… et je ne veux pas vous laisser.

Ademon la scruta sans un mot, comme s’il la scannait du regard pour s’assurer qu’elle n’était pas blessée. C’était exactement ce qu’il était en train de faire, réalisa Sadidiane. Il vérifiait l’intégrité de son esprit.

— Ferme les yeux, fais le vœu de réintégrer ton corps, et lorsque tu les rouvriras, tout sera redevenu normal.

Il parlait avec une douceur rare chez lui, et de manière très rassurante.

— Non, je… je ne veux pas partir ! Pas sans vous ! Pas encore !

— Sadidiane…

— Non ! Je veux vous sauver ! Le Phénix Fondateur voulait que je vienne vous voir, il… il m’a fait venir jusqu’à vous !

— Il voulait que ton cœur soit apaisé, la contredit calmement l’Okalisto.

Elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer.

— Apaisé ? Mon cœur est tout sauf apaisé !

Il ouvrit la bouche pour lui répondre, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

— J’ai fait des choses horribles, j’ai… j’ai tué des gens innocents, je… j’ai besoin de vous ! Je ne veux pas… je me sens tellement coupable, je…

Elle savait qu’elle n’était pas cohérente, mais elle avait trop de choses à lui dire et les exprimait toutes en même temps. Ses émotions la submergeaient, elle se sentait perdue. Gentiment, Ademon posa une main sur sa joue et l’observa droit dans les yeux. Il y avait une telle tendresse dans son regard que la jeune fille en aurait pleuré. Son regard lui rappelait celui de Dorelan, même s’il ne possédait pas sa douceur intrinsèque.

— Tu dois vivre ta vie, Sadidiane. Pardonne-toi tes erreurs et cesse de regarder derrière toi. J’aurais aimé en être capable, ajouta-t-il avec regrets.

— Je ne mérite pas de vivre ma vie ! Tout le monde meurt à cause de moi ! Les Akamorrs, ces gens du site pétrolier… Peut-être même l’humanité tout entière si ce que cette femme a dit est vrai !

Ademon ne fut pas troublé par ses mots, et il continua à l’observer avec gentillesse.

— N’écoute pas un mot venant de cette femme, ou d’Emilien Astrovian, ou d’un de leurs larbins. Tu n’es pas porteuse de mort, c’est même tout l’inverse. Tu n’es pas responsable des morts qui jonchent ta route. Tu n’as pas à te sentir coupable d’être en vie.

Il parlait sans hésitation, sans émettre le moindre doute, et il était si persuasif que Sadidiane était au bord de le croire. Même si cela signifiait se dédouaner totalement, elle ne pouvait pas résister à la tentation plus longtemps. Elle voulait le croire.

— Je ne veux pas partir sans vous, répéta-t-elle en mettant toute la détermination dont elle était capable dans ses mots.

— Tu dois partir, répondit-il simplement. Ça va aller.

— Non ! Ça ne va pas aller et vous le savez ! Ils vous torturent et lorsqu’ils auront eu ce qu’ils veulent, ils… ils vous tueront ! Mais si je me sacrifie pour vous, je pourrai vous ramener !

— C’est trop tard, la coupa-t-il abruptement. Je ne sais pas précisément ce qu’Axilyria t’a dit, mais mon esprit est brisé. Ce sanctuaire, c’est tout ce qu’il en reste. Même si j’étais libéré et mis en sécurité, je ne serais plus qu’une coquille vide. Et cela fait des mois que je suis dans cet état.

Sadidiane essuya rageusement les quelques larmes qui s’étaient mises à couler sur ses joues. Elle ne voulait pas entendre ça.

— Vous mentez ! Comme la dernière fois, vous… vous m’aviez promis de me rejoindre, et vous ne l’avez pas fait, vous… vous avez menti pour me laisser vivre, et vous faites la même chose maintenant ! Mais je ne vous laisserai pas tomber, je vous jure que je ne vous laisserai pas tomber cette fois !

Sa détermination ébranla Ademon, qui eut un léger sourire.

— Tu es exceptionnelle. Mais tu dois vraiment cesser de te tourner vers le passé.

Sa main, à présent posée sur l’épaule de la jeune fille, se mit à briller. Sadidiane se sentit cotonneuse, et elle lança un regard furieux à Ademon.

— Non ! Je ne veux pas partir ! Laissez-moi !

— Dis aux Akamorrs qu’Astrovian est comme moi…

Sa voix était de plus en plus lointaine, et la vision de Sadidiane de plus en plus brouillée.

— Il a volé des pouvoirs aux Grandes Prêtresses du Monde. Il était là il y a cinq siècles.

La jeune fille essaya d’attraper Ademon, qui devait être quelques centimètres d’elle, devant elle, mais elle ne rencontra que le néant.

— Dis-leur aussi que quelque chose dort en dessous de moi… C’est puissant… Et si Dorelan a survécu, dis-lui que…

L’air pollué disparut, comme la neige, et tout ce qui entourait Sadidiane. Elle était de retour dans le cosmos, sur son plancher de verre, dans le silence le plus total.

— IL EST VIVANT ! ET JE VAIS VENIR VOUS CHERCHER ! JE VOUS LE PROMETS !

Elle hurlait bien inutilement, mais elle en avait besoin. Elle voulait croire qu’ainsi, Ademon pourrait l’entendre et reprendrait espoir. Quelques secondes plus tard, elle fut de retour dans son corps, dans l’habitation prêtée par le Clan Navodelie. En rouvrant les yeux, elle se retrouva immédiatement face à Valindaria Kadjeran, agenouillée face à elle. Dorelan était assis juste à côté de l’Akamorr, et il semblait très inquiet. Il poussa un soupir de soulagement en serrant Sadidiane contre lui, et la jeune fille lui rendit son étreinte.

 

Valindaria s’était montrée extraordinairement patiente et très gentille avec la jeune prêtresse. Elle avait écouté attentivement son récit, et si Sadidiane avait hésité au début à se confier à elle, elle avait fini par tout lui dire, encouragée et soutenue par Dorelan. Ce dernier avait paru bouleversé par la rencontre entre Sadidiane et Ademon, mais il était resté calme et attentif jusqu’au bout. La cheffe Akamorr avait apporté des précisions au sujet d’Axilyria, avec laquelle elle avait un lien bien attristant : Axilyria avait en effet tué sa mère lorsqu’elle n’avait que 16 ans, et Valindaria avait dû choisir entre se perdre dans la vengeance et essayer de tuer la cheffe des Prêtresses du Temple, ou prendre les commandes de son Clan. Elle avait pris la seconde option, et il était visible qu’elle ne regrettait pas son choix. Elle était extraordinairement calme en parlant de cet événement pourtant tragique, et cela suscita l’admiration de Sadidiane.

Valindaria leur apprit qu’Axilyria était incroyablement mystérieuse, et que les Akamorrs savaient peu de choses à son sujet. Beaucoup pensaient qu’il ne s’agissait pas d’une unique femme, mais de plusieurs magiciennes choisies pour leur ressemblance et leur puissance, car il était impossible de vivre aussi longtemps qu’elle. Valindaria, cependant, avait toujours été certaine qu’il n’existait qu’une seule Axilyria. Elle avait réussi à traverser les âges, elle seule savait comment.

La cheffe du Clan Strasmor était par ailleurs entièrement d’accord avec Ademon : les paroles de la cheffe des Prêtresses du Temple étaient du poison, et il ne fallait surtout pas les écouter. La survie de Sadidiane ne condamnait pas l’humanité : elle sauvait simplement le monde face à son égoïsme. En revanche, concernant l’Okalisto lui-même, la cheffe du Clan Strasmor était convaincue qu’il y avait un fond de vérité. En effet, le fait qu’Ademon perde ses pouvoirs expliquait pourquoi le Conseil Mondial du Contrôle de la Magie le torturait et essayait de lui arracher sa magie de force, mais elle ne comprenait pas quel mécanisme causait leur perte. Aucun Okalisto avant lui n’avait été confronté à une situation similaire, ou alors l’Histoire ne l’avait pas consigné.

Elle parut extrêmement troublée par les avertissements finaux d’Ademon, au sujet d’Emilien Astrovian et de ce qui « dort en dessous de lui ». Maintenant que l’adrénaline était un peu retombée, Sadidiane elle-même était extrêmement perturbée par ces révélations. Perturbée sans être vraiment étonnée ; au fond d’elle, depuis leur rencontre, elle savait qu’Emilien Astrovian avait un lien avec toutes les Grandes Prêtresses du Monde. Il y eut un silence à la suite des explications de la jeune fille, mais elle le brisa rapidement.

— Je ne peux pas le laisser tomber une fois de plus ! s’écria-t-elle avec fougue. Il prétend que c’est trop tard pour lui, mais il ment, je sais qu’il ment ! Il dit ça pour que je le laisse où il est, il… Je sais que vous ne voulez pas le sauver, et je comprends, mais… moi je vais y aller. Seule, s’il le faut. Je vais le sauver !

— Sadidiane…

Dorelan ne termina jamais sa phrase. Il ne savait pas quoi dire. Valindaria, elle, esquissa un léger sourire énigmatique.

— L’Okalisto t’a donné un excellent conseil, tu sais, lança-t-elle ensuite en se relevant.

— Quel conseil ?

— Cesse de regarder le passé et vis.

Elle se tourna ensuite vers Dorelan, toujours avec son petit sourire étrange.

— Merci beaucoup d’être venue, Valindaria. Désolé de vous avoir dérangé.

— Tu n’as pas à t’excuser. Tu es l’un des nôtres, Dorelan. Nos cœurs vibrent ensemble.

Elle lui posa une main sur l’épaule, amicalement.

— Tu seras toujours la bienvenue chez moi. Je me charge de parler de tout cela à Darofrast. Reposez-vous, tous les deux.

 

Trois jours plus tard, alors que Sadidiane et Dorelan petit-déjeunaient en silence, la porte de leur cabanon s’ouvrit soudainement, les surprenant autant l’un que l’autre. C’était la première fois que quelqu’un se permettait d’entrer ainsi sans frapper ou s’annoncer oralement avant. Ils n’eurent pas le temps de s’inquiéter que leur visiteur leur avait déjà fondu dessus pour les saluer comme une vraie tornade. L’homme se présenta comme étant un membre du Clan Akaliost, fraichement arrivé en renfort pour casser des dents de membres de l’Escouade Magique, porteur d’un petit cadeau pour Dorelan et d’un immense respect pour Sadidiane. Sa tirade d’introduction laissa ses deux hôtes muets, et cela le fit sourire. Il avait d’ailleurs un très beau sourire, éclatant et confiant, comme le reste de sa personne. Pourtant, il portait des vêtements noirs peu reluisants, bien assortis à ses cheveux très noirs eux aussi, et complètement en pagaille. Par ailleurs, il était grand, mince et avait des yeux avec des monopaupières et des iris presque dorés à la lumière. Il possédait une légère pilosité faciale et une cicatrice sur la joue gauche. Sous son grand manteau en cuir noir, un gros fusil à canon scié était visible, accroché à sa ceinture.

— Fermez la bouche, vous allez gober des guêpes ! Elles sont méchantes, ici, en plus. Le désert me manque, soupira-t-il. Et pourtant je viens d’arriver ! Je m’appelle Aorion Lawotson-Mepharian, je suis vraiment content de faire votre connaissance à tous les deux ! Tiens, Dorelan, ton petit cadeau !

Il lui tendit une boite et le médecin la saisit en clignant des yeux plusieurs fois, hébété. Son cerveau se réactiva cependant très vite.

— Mepharian ? Comme Cariliam ? Et Lawotson comme Arandran Lawotson, le chef du Clan Boliarand ?

— Tu es bien renseigné ! Oui, c’est mon mari et mon père, dans cet ordre-là, heureusement !

— J’ignorais que Cariliam était marié.

— Il est peu démonstratif, contrairement à moi ! Alors, tu le déballes ton cadeau ? Dokistia a mis moins longtemps que toi pour le sien !

Toujours sonné, Dorelan ouvrit la boite et il resta bouche bée en découvrant une nouvelle paire de lunettes. Sadidiane, qui reprenait enfin ses esprits, l’encouragea à les essayer.

— Elles sont parfaites, souffla-t-il d’un air émerveillé. Je ne savais pas que vous étiez à la pointe de l’ophtalmologie ! Vastiarna avait dit qu’elle essaierait de faire de son mieux, mais je ne m’attendais pas à un tel succès, aussi rapidement !

— On se débrouille ! On en a d’autres, des porteurs de lunettes, il faut qu’on s’adapte ! Par chance, le Clan Akaliost est particulièrement à la pointe dans ce domaine.

— Comment pouvez-vous faire partie du Clan Akaliost si vous êtes le fils du chef du Clan Boliarand ?

Dorelan se tourna vers Sadidiane, trouvant la question très pertinente, et Aorion sourit une nouvelle fois.

— La force de l’amour m’a fait changer de Clan ! Vous voulez que je vous raconte ?

Ils acquiescèrent mécaniquement, sans même y penser. Aorion se lança alors dans un récit très rapide. Il leur expliqua être l’unique héritier de son père, censé lui succéder, mais que son avenir tout tracé avait été bouleversé il y a dix, alors qu’il était âgé de vingt-six ans. Il avait ainsi rencontré un beau trentenaire du Clan Akaliost et ils étaient tombés fous amoureux. Aorion avait largué son fiancé de l’époque comme une vieille chaussette et, devant le refus de son père de bénir son union avec un « chien des Emkel », il s’était enfui et avait rallié le désert d’Ekelfran pour rejoindre le Clan Akaliost. Les tensions, déjà très présentes entre les deux clans, avaient failli finir en guerre, mais les choses s’étaient un peu tassées avec le temps.

— C’est très romantique, lâcha Dorelan à la fin de son récit.

— L’amour, comme je vous le disais. Tu connaitras ça un jour, toi ! lança-t-il à Sadidiane en ajoutant un petit clin d’œil.

Sadidiane sentit la gêne prendre possession de son être alors que Dorelan tempérait gentiment Aorion, indiquant qu’elle était très, très jeune.

— Je taquine, c’est tout ! Je sais bien que tu es encore un bébé ! Bon, il faut que j’aille saluer Irtalior et Askoliarn, je reviens vous voir vite !

Il sortit en trombe, toujours comme un ouragan, laissant ses deux hôtes se remettre tant bien que mal de sa visite express.

 

Aorion était vraiment une tornade, et il fatiguait à lui tout seul le campement tout entier. Complètement sans-gêne, toujours surexcité, il n’avait pas peur du ridicule et était imprévisible. Ainsi, il pouvait se mettre à brailler des déclarations enflammées à l’adresse de son mari — qui paraissait complètement blasé — ou se mettre brutalement à courir vers l’extérieur du camp pour aller explorer la « jungle et ses merveilles », selon ses propres dires. Il était cependant profondément gentil, et sa présence détournait un peu Sadidiane de ses sombres pensées. Sa détermination à sauver Ademon n’en était pas moins toujours présente, et elle ne renoncerait pas. Elle ne l’abandonnerait pas, elle l’avait promis à l’Okalisto et elle se l’était promis à elle-même.

 

Les combats contre les humains semblaient s’être durcis en bordure de la Jungle d’Aglian, même si les Akamorrs avaient réussi à faire des échanges d’effectifs — d’où la présence d’Aorion et de quelques autres Akamorrs venus des Clans Akaliost et Strasmor, et l’absence de certains Akamorrs ayant réintégré leur clan d’origine. Le Conseil Mondial du Contrôle de la Magie avait dépêché Ferandor Aranters en tant que chef des opérations, et il avait réussi à faire une percée conséquente à l’est du campement principal, réussissant à atteindre un campement secondaire du Clan Navodelie.

Ferandor Aranters était apparemment l’un des plus puissants magiciens du monde, comme Victorion Salakers. Surpassé en puissance par ce dernier, il était cependant beaucoup plus calme et réfléchi que lui, et il était doté d’une très grande intelligence. Aorion et Darofrast avaient été envoyés en urgence au niveau de la percée ennemie, et Sadidiane avait cru comprendre qu’ils étaient les plus puissants Akamorrs présents avec Valindaria Kadjeran. L’ambiance au sein du campement principal était tendue, et le transfert de Sadidiane vers une position plus lointaine et plus sécurisée paraissait imminent, même si pour cela il fallait trouver un moyen de la protéger efficacement pendant le voyage.

L’arrivée de renforts venant d’un autre clan, le Clan Derostrian, apporta un certain soulagement aux guerriers pour la plupart épuisés des trois clans en présence. Le Clan Derostrian était localisé dans la grande chaine de montagnes du continent, au nord d’Aldavilos. La cheffe du cortège s’appelait Sarandila Florine, et elle était la plus puissante guerrière de son Clan. En chemin, ils avaient pillé une réserve d’armement militaire appartenant à l’armée d’Aldavilos, et ce matériel de guerre lourd était plus que la bienvenue. Cela redonnait du moral aux troupes.

 

Quinze jours après son voyage mystique dans l’esprit d’Ademon, Sadidiane se décida à agir. Elle avait fait un rêve, la nuit précédente, qui la poussait à mettre ses plans à exécution. Elle avait rêvé du Phénix Fondateur, qui se trouvait avec elle dans le cosmos, et à qui elle avait reproché la mort des ouvriers du site pétrolier de Velensarn, ainsi que l’état d’Ademon, et mille et une choses dont elle ne se souvenait plus au réveil. La réponse du Phénix, en revanche, resterait gravée en elle pour le restant de ses jours.
« Je t’avais dit que tu aurais à faire face aux conséquences, Sadidiane. »

Elle se souvenait de cet avertissement, et elle se souvenait avoir décidé de l’ignorer.
La culpabilité était trop forte, elle ne pouvait plus la supporter. Il fallait qu’elle agisse. Qu’elle fasse quelque chose de bien, pour une fois.

 

Elle avait préparé son sac dès son réveil, et l’avait caché dans un coin de la maisonnette qu’elle partageait avec Dorelan. Elle s’était montrée calme et silencieuse toute la journée — ce qui était devenu son comportement habituel depuis le site pétrolier — puis elle avait fait semblant de s’endormir en attendant que le médecin sombre réellement dans les méandres du sommeil. Elle s’était ensuite silencieusement levée, avait pris son sac et s’était faufilée hors du campement comme une ombre.

Elle venait à peine d’en sortir lorsqu’elle sentit une main lui attraper le bras, et elle se dégagea violemment, le cœur battant. Dorelan. Il l’avait suivie.

— Qu’est-ce que tu fais ? murmura-t-il d’un air sévère.

— Je vais me promener, répondit-elle en s’efforçant de garder un air neutre.

— Avec un sac de vivres et du matériel médical ?

Elle ne répondit pas et baissa la tête, prise en faute. Elle la redressa rapidement, cependant, affichant un visage déterminé.

— Je vais chercher Daraniel ! décréta-t-elle d’un air décidé. Personne ne m’en empêchera !

Sa réponse troubla Dorelan.

— Daraniel ? De qui parles-tu ?

Sadidiane réalisa seulement qu’elle n’avait jamais utilisé ce nom devant le médecin. Elle avait cependant toujours cru qu’il connaissait la véritable identité de l’Okalisto, à tort, visiblement.

— Ademon. Son vrai nom c’est Daraniel Estilion.

— Je l’ignorais, souffla le médecin d’un air un peu perdu.

Il fallait profiter de cette confusion passagère pour frapper.

— Il a besoin d’aide, et je sais que je peux l’aider ! J’ai rêvé du Phénix Fondateur, la nuit dernière, et je vais aller à l’Arbre de Sang pour tout régler !

Elle ne mentait pas, techniquement. Tout ce qu’elle disait était vrai, même si le sens qu’elle donnait à ces vérités était trompeur.

— Sadidiane, tu… tu crois vraiment que c’est une bonne idée ? Après ce qu’il s’est passé la dernière fois ?

— Bonne ou mauvaise, c’est la seule idée que j’ai ! Et je suis la seule à vouloir ramener Ademon.

— Je veux le ramener, moi aussi, la contredit d’une voix douce Dorelan. Et si je pensais pouvoir y parvenir, j’y serai déjà allé. Mais c’est impossible.

— Pas pour moi. Je te promets que je vais le ramener !

Il y avait du conflit dans le regard du médecin. Il retira ses lunettes et les nettoya, geste qu’il faisait souvent lorsqu’il avait besoin de réfléchir. Une partie de lui avait envie de croire l’adolescente. Il aimait Ademon, et il voulait qu’il soit sauvé. Le savoir seul et soumis aux tortures du Conseil Mondial du Contrôle de la Magie… C’était insupportable. Sadidiane paraissait si sûre d’elle — et elle était la Grande Prêtresse du Monde. Il avait vu ce dont elle était capable. Pourquoi ne pas la laisser ramener l’Okalisto ? Pourquoi ne pas lui faire confiance ? Parce qu’elle est juste une enfant perdue, lui hurlait tout le reste de son être. Une enfant qui avait l’impression de ne causer que la souffrance et la mort autour d’elle. Une enfant qui avait besoin d’être rassurée, guidée et accompagnée, et qui avait terriblement besoin d’Ademon pour cela. Les Akamorrs et Dorelan faisaient de leur mieux, mais il y avait un lien indéfectible et unique entre elle et l’Okalisto. Un antagonisme naturel, forgé par le sang et l’histoire, mais qui n’avait pas pu empêcher une affection mutuelle de naitre entre eux. Elle avait perdu quelqu’un qu’elle aimait, quelqu’un qui la comprenait mieux que quiconque, et elle voulait juste le récupérer. Elle était déterminée, et sa volonté semblait d’acier. Cela ne signifiait pas qu’elle allait réussir. La laisser partir était une folie, et Dorelan ne savait même pas comment une partie de lui pouvait oser l’envisager.

— On rentre, souffla-t-il finalement.

— Non ! S’il te plait, laisse-moi… laisse-moi juste aller à l’Arbre de Sang ! Pour revoir le Phénix, je… je te promets que je ne ferai de mal à personne !

— Je n’ai pas peur que tu fasses du mal à qui que ce soit, répondit Dorelan d’un air un peu choqué.

Elle croyait vraiment que c’était ce qu’il pensait ?

— J’ai peur qu’il t’arrive du mal à toi, précisa-t-il ensuite.

— Juste l’Arbre de Sang. S’il te plait, Dorelan, je… je veux juste trouver un moyen de parler à nouveau au Phénix et cette fois…

Cette fois, la licorne d’Ademon ne la guiderait pas. Dorelan resta silencieux, très hésitant.

— Des mignons petits fugueurs !

Ils firent tous les deux volte-face pour se retrouver face à Aorion, qui leur souriait avec bienveillance.

— Nous allions juste prendre l’air.

Dorelan ne savait même pas pourquoi il mentait. L’Akamorr ricana, moqueur, avant de leur demander de le suivre. Il avait formulé sa demande avec gentillesse, mais Sadidiane n’avait pas envie d’obtempérer. Elle ne voulait pas d’une discussion inutile supplémentaire. Elle voulait agir. Rapidement, elle évalua ses chances de succès si elle se mettait à courir, et un nouveau ricanement d’Aorion la sortit de ses pensées brutalement.

— Je sais à quoi tu penses et crois-moi, je cours trop vite pour toi !

Elle le foudroya du regard, mais il l’ignora et continua à sourire de toutes ses dents. Dorelan prit l’adolescente par la main et elle consentit à suivre les deux hommes. Aorion les guida droit vers l’habitation partagée par Darofrast et Dokistia, mais lorsqu’ils y entrèrent, ils ne furent pas accueillis par les deux Akamorrs. Ou plutôt, pas seulement par eux. En plus du couple, Cariliam, Valindaria, Naskilie et Sarandila Florine étaient présents, et ils venaient de s’interrompre en pleine conversation.

— Mon amour, tu m’as tellement manqué ! s’écria Aorion à l’adresse de son mari.

Ce dernier, qui était adossé contre le mur, esquissa un petit sourire.

— Cela ne fait même pas dix minutes que tu es parti.

— C’était quand même bien trop long !

Cariliam ouvrit les bras et invita son mari à le rejoindre, ce qu’Aorion fit sans se poser de questions. Ils s’enlacèrent tendrement alors que Sadidiane détaillait du regard tous ses interlocuteurs. Elle s’attarda particulièrement sur Sarandila, qu’elle ne connaissait que de vue. C’était une femme d’une quarantaine d’années, à la peau blanche tannée, aux yeux ambrés et aux longs cheveux noirs bouclés. Consciente du regard insistant de la jeune fille, l’Akamorr lui adressa un gentil sourire.

— Qu’est-ce qu’il se passe, ici ? demanda alors Dorelan, confus. Vous faites un genre de réunion ?

— C’est tout à fait ça, répondit tranquillement Aorion. Une réunion secrète, ajouta-t-il sur le ton de la confidence.

Dorelan et Sadidiane étaient aussi sceptiques l’un que l’autre.

— Nous parlons d’un projet qui nous tient à cœur, intervint Dokistia. Un projet qui va vous intéresser et vous empêcher de faire n’importe quoi.

— De quel projet parlez-vous ?

Darofrast fixa Dorelan droit dans les yeux avant de lui répondre.

— Nous allons sauver l’Okalisto.

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