La vision revint rapidement à Sadidiane et elle écarquilla les yeux en constatant qu’elle n’était plus du tout au même endroit. Elle et Dorelan, qui était lui aussi conscient, se tenaient au milieu d’une zone industrialisée. Il y avait de grands bâtiments tout autour d’eux, ainsi que des engins et des machines inconnues. Une alarme s’était déclenchée, et des hommes, en habits civils mais lourdement armés, convergeaient vers eux. Sadidiane attrapa la main de Dorelan dans la sienne, par réflexe, recherchant ainsi protection et réconfort. Malheureusement, le médecin ne pouvait rien faire.
— Où est-ce qu’on est ? murmura-t-elle, paniquée, alors que leurs ennemis potentiels leur hurlaient de ne pas bouger.
— Dans un site d’exploitation pétrolière, souffla l’homme d’un air incrédule.
Sa réponse choqua l’adolescente, qui cligna des yeux plusieurs fois, sûre d’avoir mal compris. Ils étaient pourtant bien au milieu d’un site d’exploitation pétrolière, situé apparemment en pleine zone désertique, isolé du reste du monde. De grands appareils d’extraction étaient visibles à plusieurs centaines de mètres de là, reliés par des oléoducs à des cuves de stockage du pétrole brut. D’autres oléoducs, bien plus gros, partaient de ces cuves et s’étiraient à perte de vue au cœur du paysage désertique qui les entourait, probablement pour acheminer le pétrole brut à la raffinerie la plus proche. Les gens qui travaillaient ici y passaient probablement les trois quarts de leur temps, et les hommes armés devaient être le service de sécurité privé de l’endroit, financé par l’entreprise qui œuvrait ici. Une quinzaine de ces hommes les encerclaient à présent, et tous criaient en même temps des ordres que Sadidiane ne parvenait pas à comprendre. Elle se sentait cotonneuse, soudainement, et désespérée de se retrouver ici.
— Pourquoi ? souffla-t-elle, perdue dans ses pensées.
Elle interrogeait le Phénix Fondateur et Akalivan elle-même. Pourquoi l’avoir envoyée ici ?
— Parce que c’est ici que tout a commencé.
La voix fit sursauter Sadidiane, et elle mit quelques secondes à reconnaitre celle du Phénix. Elle semblait cependant beaucoup plus douce que la dernière fois, et très lointaine. Elle entendit vaguement Dorelan répondre aux hommes qui les menaçaient, mais elle était loin, elle aussi. Loin de cet endroit.
— Qu’est-ce qui a commencé ? poursuivit-elle dans un murmure.
— La guerre contre l’humanité. C’est ici que tout a basculé. C’est ici que le monde a compris que les humains le détruiraient si on ne les détruisait pas avant.
Elle eut l’impression que Dorelan lui parlait, mais elle n’y prêta pas attention.
— Pourquoi ? souffla-t-elle à nouveau.
Sa vue se troubla, et le site pétrolier, les hommes qui l’encerclaient et Dorelan disparurent. Rapidement, ce ne fut que le désert autour de l’adolescente. Il était aride, mais étrangement accueillant. L’air était plus pur, et l’endroit, bien que calme, fourmillait de vie. Du coin de l’œil, elle pouvait voir de petits animaux du désert s’activer. Au loin, un petit renard des sables avançait discrètement, tout juste perceptible pour Sadidiane. L’adolescente eut un mouvement de recul lorsqu’un petit scorpion manqua de lui passer sur les pieds, et elle sursauta lorsqu’un Géant de Pierre surgit du couvert d’une dune, à quelques dizaines de mètres de sa position.
— C’est si beau… si calme.
Elle savait à peine ce qu’elle disait, trop émerveillée par ce qu’elle voyait pour y penser.
— C’était un endroit magnifique. La Nature y était épanouie.
Le Phénix paraissait songeur, plongé dans des souvenirs visiblement intenses.
— Était ? releva cependant Sadidiane.
Il y eut un blanc, et tout s’assombrit.
Surgissant de partout, sortant de nulle part, une myriade de silhouettes prit d’assaut ce petit paradis désertique. Ces silhouettes étaient humaines, rouges comme le sang. Elles semblaient avoir été dessinées sur papier puis ajoutées en surimpression dans le monde réel qui entourait la jeune fille. Comme dans un cauchemar, Sadidiane les observa envahir la zone en avançant de manière implacable. Ils tuèrent le scorpion en l’écrasant sous leurs bottes, choquant profondément la jeune prêtresse. Ils se tournèrent ensuite vers le renard des sables qui se mit à courir pour leur échapper, mais il faisait du surplace. Les silhouettes, elles, n’en faisaient malheureusement pas. Lorsque l’une d’entre elles attrapa l’animal par la peau du cou, Sadidiane voulut intervenir. Elle en était cependant incapable. Elle était complètement paralysée. Elle ne pouvait plus bouger, contrainte d’observer, impuissante. L’une des silhouettes trancha la gorge du renard et elle hurla un « non » tonitruant qui lui permit de réaliser que faute de bouger, elle pouvait toujours parler. Les silhouettes l’ignorèrent, jetant à terre le corps sanguinolent du pauvre animal, et se tournant face au Géant de Pierre qui chargeait vers eux. Les silhouettes le chargèrent en retour, et le combat commença. Le ciel se teinta de rouge alors que le Géant de Pierre écrasait sous ses poings des silhouettes trop proches de lui. En réponse, elles l’attaquèrent avec des armes à feu dont le son poussa Sadidiane à fermer les yeux. Devant l’inefficacité de leurs attaques, les silhouettes changèrent de méthode et se mirent à attaquer le Géant de Pierre avec de la magie. À la volée, l’adolescente reconnut les six magies élémentaires : Feu, Eau, Terre, Foudre, Glace et Vent. Le Géant de Pierre répondait avec sa propre magie, la Terre, qu’il maitrisait à un niveau plus élevé que ses ennemis. Nombre de ces derniers tombaient à terre et disparaissaient dans le sol, défaits, mais ce n’était pas suffisant. Il venait toujours plus de silhouettes, et elles proliféraient, dénichant et détruisant tout ce qui vivait dans cette zone désertique autrefois si calme. Le sable se teintait de rouge, lui aussi, et des cadavres d’animaux étaient visibles à perte de vue. Le Géant de Pierre poussa un hurlement guttural, et Sadidiane sentit les larmes lui monter aux yeux, car elle savait qu’il exprimait ainsi sa souffrance et non sa rage. Le combat se poursuivit entre la créature magique et les silhouettes, mais il était évident que le géant faiblissait.
— C’est ici que l’humanité a semé le Mal une fois de trop. Akalivan avait déjà tant souffert, mais elle pardonnait. Les humains étaient ses enfants, et elle les aimait, comme tous ses autres enfants. Mais ils allaient trop loin.
Le Géant de Pierre tomba lourdement à terre, et cette fois, les larmes de la prêtresse se mirent réellement à couler.
— Cet endroit a été bafoué par l’humanité et cela a poussé Akalivan à lui déclarer la guerre. Des siècles plus tard, les humains nous prouvent qu’ils n’ont rien appris. Rien retenu. Ils sont toujours aussi égoïstes et cruels. Ils sèment toujours autant la mort et la souffrance.
Le géant explosa en morceaux, et Sadidiane tomba à genoux, désespérée.
— Tu es humaine. Tu comprends les humains. Tu les aimes, et tu les chéris. Il est temps que tu comprennes Akalivan.
Comme si un verrou intérieur placé sur son âme venait de sauter, Sadidiane se mit à ressentir. Elle ressentait tout ce que le monde ressentait. C’était un flot ininterrompu d’émotions de plus en plus violentes, des émotions et des sensations qui semblaient provenir de chaque être vivant d’Akalivan. Les animaux et les créatures magiques, mais aussi les végétaux, les Akamorrs et les humains. Elle était chacun d’eux. Ce chat sauvage plein de douleur qui venait de se casser une patte, cet arbre en flammes qui n’avait plus que quelques minutes à vivre, ce Kraken qui émergeait des flots marins à la recherche d’un navire, cet enfant Akamorr qui pleurait après être tombé d’une hauteur et cet humain avide de richesses qui planifiait sa prochaine affaire immobilière. Elle était des milliards d’êtres. Elle était ce qu’il y avait de plus beau en eux, et ce qu’il y avait de plus laid. C’était indescriptible. Cette incroyable sensation de ne plus appartenir au monde, mais d’être le monde ne dura pas plus d’une seconde ou deux, mais elle parut éternelle à Sadidiane. Le verrou se remit en place, et tout se calma, laissant l’adolescente vide. Elle était en larmes et sanglotait misérablement sur le sol, mais elle en avait à peine conscience. Le verrou sur son âme, sur son cœur, il n’était plus le même. Il l’empêchait de tout ressentir, mais il ne l’empêchait pas de percevoir la réalité du monde actuel avec une effrayante clarté. Cette réalité qui lui exposait clairement la source de tous les maux d’Akalivan : l’humanité. Sadidiane sentit sa colère exploser, et elle se mit à hurler, incapable d’exprimer sa rage autrement.
Dorelan essayait de les sortir de ce mauvais pas. C’était sa faute. Ses décisions les avaient menés dans un véritable traquenard. Il fallait qu’il répare cela. Le dialogue avec la sécurité du site pétrolier était très difficile, même si Dorelan avait péniblement compris qu’ils étaient au nord de Velensarn. Ils hurlaient en agitant leurs armes, et ils n’écoutaient pas le médecin, qui essayait de leur expliquer calmement que leur présence ici était due à un accident magique, qu’ils ne savaient même pas où ils étaient et qu’ils voulaient juste partir sans être blessés. L’attitude de Sadidiane n’aidait pas, et si Dorelan était mort d’inquiétude pour elle, ce n’était évidemment pas le cas de leurs vis-à-vis. La pauvre prêtresse semblait victime d’hallucinations, et même si Dorelan la tenait solidement par le bras et lui murmurait des mots rassurants, son état ne s’améliorait pas. Au contraire, elle semblait s’enfermer de plus en plus dans cet autre monde qu’elle était la seule à voir, et elle avait fini par s’effondrer à genoux, en larmes. Dorelan était désespéré, mort d’inquiétude, mais il ne pouvait pas correctement s’occuper de la jeune fille, car ils avaient toujours plus d’une dizaine d’armes à feu braquées sur eux. Les réactions de l’adolescente, violentes et incompréhensibles, rendaient les membres du service de sécurité plus nerveux et agressifs qu’ils ne l’étaient déjà. Le médecin avait vraiment peur qu’ils fassent feu, mais il se montrait aussi calme que possible. Il avait demandé à ce que Sadidiane voie un médecin, sans préciser qu’il en était un lui-même, mais cela lui avait été refusé. Apparemment, leurs interlocuteurs pensaient qu’ils étaient des Akamorrs venus les attaquer, et les explications innocentes de Dorelan n’y changeaient rien. Certains parlaient de les abattre séance tenante, les autres demandaient à attendre la réponse du CMCM quant à la marche à suivre. Ils étaient en effet dotés d’un téléphone pour les situations d’urgence, et un employé du site était allé passer un appel plusieurs minutes auparavant. De ce que Dorelan avait compris, il allait contacter le Conseil Mondial du Contrôle de la Magie pour qu’il leur envoie en urgence des membres de l’Escouade Magique. Il allait également leur demander la marche à suivre en attendant leur arrivée, car le service de sécurité ne savait pas quoi faire de ces deux « invités » impromptus. Le médecin paniquait complètement à l’idée que le CMCM soit mis au courant, mais il n’en laissait rien paraitre. Il avait même prétendu approuver cet appel, qui permettrait de « dissiper ce malentendu » d’après ses propres mots.
La situation était toujours au bord du basculement catastrophique lorsque Sadidiane se mit brutalement à hurler. Elle hurlait d’une voix qui était la sienne, mais qui n’était pas seule. D’autres voix se superposaient à celle de la jeune fille, et son cri se transforma très rapidement en un hurlement épouvantable. Il était infiniment plus puissant que ce qu’une adolescente de quatorze ans était supposée pouvoir produire, et il semblait provenir tout droit d’un autre monde. C’était un cri plein de rage et de douleur, audible à des kilomètres à la ronde, qui avait de véritables effets physiques sur les autres êtres vivants. En effet, tous les humains qui entouraient Sadidiane, y compris Dorelan, s’effondrèrent rapidement à genoux, lâchant tout ce qu’ils tenaient pour se boucher les oreilles. Ils ne pouvaient pas supporter ce hurlement qui leur donnait l’impression d’être embrochés par une multitude de lames incandescentes, faites pour leur infliger des souffrances éternelles. Ils ne pouvaient pas supporter cette sensation d’être déchirés en morceaux, comme de vulgaires feuilles de papier.
Malheureusement, leurs efforts étaient vains. Le cri de la Grande Prêtresse du Monde ne pouvait pas être ignoré. Ni par les humains ni par la Nature. Cette dernière semblait lui répondre, et des nuées d’oiseaux s’élevaient dans les airs. Des animaux sauvages surgissaient de partout et convergeaient vers Sadidiane. Ils demeuraient pour le moment à distance raisonnable des humains, mais ils n’affichaient aucun comportement de peur ou de méfiance. Des proies et des prédateurs de toutes les tailles se côtoyaient en s’ignorant, se contentant de tourner autour du site pétrolier, comme enchantés par le hurlement de l’adolescente. Lorsqu’il cessa enfin, tout ne fut que silence.
Dorelan sentait ses oreilles bourdonner, et il avait horriblement mal. Sa tête le faisait souffrir, comme s’il avait été frappé de manière répétée à coups de barre de métal, mais ce n’était rien comparé aux émotions atroces qui se succédaient en lui. Une horrible tristesse, un désespoir infini et un désir de mort si violent que Dorelan n’aurait probablement pas hésité une seconde à se tirer une balle dans la tête si on lui avait offert une arme en cet instant. Il ne s’était jamais senti aussi… monstrueux. C’était le mot. Le simple fait d’être un humain le dégoûtait suffisamment pour qu’il souhaite en finir. Il savait au fond de lui que ce n’était pas vraiment ce qu’il voulait, mais cette volonté extérieure écrasait sa propre volonté. Il n’avait jamais rien vécu d’aussi horrible. Il était coincé dans son corps et dans son esprit, qui semblaient soumis et pilotés par cette force extérieure libérée par Sadidiane.
Il mit plusieurs minutes à réaliser que tout était silencieux. Il se redressa lentement, quittant le sol qu’il ne se souvenait pas avoir rejoint, et il se força à étouffer ses pensées dépressives et morbides. Il y parvint progressivement, et sa vision jusqu’à présent brouillée redevint claire. Les autres humains se relevaient lentement eux aussi, mais beaucoup restaient à terre. La faune locale était toujours présente et continuait à les observer passivement.
— Sadidiane, souffla soudainement le médecin.
Il s’en voulut immédiatement de ne pas avoir pensé à elle plus tôt, et il se leva douloureusement pour se tourner vers elle. La jeune fille était toujours à genoux, mais ses larmes avaient séché. Elle avait le regard dans le vague, perdu dans le lointain, et elle donnait l’impression de ne pas être vraiment là.
— Sadidiane !
Il la saisit par les épaules et s’accroupit devant elle, peinant à retrouver des réflexes de médecin quand seules l’inquiétude et la peur semblaient vouloir s’exprimer chez lui. Il était face à elle, mais elle ne semblait pas le voir et regardait au-delà de lui. Elle était comme catatonique.
— Sadi, s’il te plait, souffla-t-il d’un ton désespéré.
Il la serra contre lui, doucement, gentiment, espérant la ramener à ses côtés, mais elle ne répondait pas à son étreinte. Elle était aussi inerte qu’une statue.
Un silence presque parfait régnait, uniquement perturbé par les légers bruits que les autres humains faisaient en se remettant doucement en mouvement.
— Il faut qu’ils payent.
La voix de la jeune fille était incroyablement dure, et si Dorelan sentit son cœur tressauter de joie en l’entendant, il sentit également de l’inquiétude l’envahir. Sadidiane n’était pas dans son état normal.
— Qui doit payer ? demanda-t-il doucement en prenant quelques centimètres de distance.
Il voulait voir ses yeux, mais elle avait détourné le regard et le posait froidement sur ce qui les entourait.
— Sadi ?
Elle le braqua brutalement sur lui, et il sentit un frisson parcourir son échine. Quelque chose n’allait pas chez elle. Il pouvait voir chez elle une colère froide et implacable qui ne lui ressemblait pas.
— L’humanité.
C’est à ce moment précis que tout se mit à trembler. Les secousses étaient telles que Dorelan tomba au sol, alors que l’adolescente restait debout, solidement fixée sur ses jambes. Tout le monde était terrifié, Dorelan entendait des cris et sentait la panique ambiante. Lui-même était transi de peur, mais Sadidiane, elle, était parfaitement calme. Elle fixait le sol, à une centaine de mètres d’eux, semblant attendre quelque chose.
Brutalement, à l’endroit précis que la jeune fille observait, un pan entier du sol explosa, créant un gigantesque gouffre. C’était comme un effondrement de terrain, mais ça ne pouvait pas en être un : l’explosion venait du sous-sol et avait projeté une masse considérable de matériel terrestre qui retombait violemment partout sur le site pétrolier. Les secousses s’interrompirent ensuite, et tout fut calme pendant quelques minutes, laissant les humains se relever lentement. Dorelan fut le premier sur pieds, et il prit gentiment la main de Sadidiane. Elle l’ignora en observant le cratère, toujours lointaine. Il lui souffla qu’ils devaient essayer de partir avant qu’on ne les en empêche, mais elle continua à l’ignorer. Après un regard circulaire, le médecin constata que les hommes armés qui les menaçaient étaient tous sous le choc, mais que certains récupéraient déjà leurs armes à feu.
— Sadi, il faut vraiment qu’on…
Il ne termina jamais sa phrase. Sous son regard horrifié, une énorme main rocheuse sortit du gouffre nouveau-né et en saisit le bord, comme si quelque chose cherchait à se hisser à la surface. Une deuxième main se posa à côté de la première, et le médecin entendit de nombreux hurlements de panique. Ils venaient du service de sécurité, mais aussi des centaines d’hommes qui travaillaient sur le site et dont beaucoup s’étaient approchés du gouffre pour l’observer. En quelques instants, tout bascula vers un enfer encore plus désespérant, et un Titan Rocailleux surgit du gouffre, créant une panique totale autour de lui. C’était une créature qui mesurait plus de vingt-cinq mètres de haut, entièrement faite de la roche la plus dure existante, avec deux grands yeux bleus lumineux comme des phares. Avant même de le voir dans toute sa splendeur, Dorelan avait reconnu la créature. Il en avait déjà vu un, plus grand encore que celui-ci, qui avait ravagé une partie entière de Kalandra en faisant un nombre de morts considérable. C’était ainsi qu’il avait rencontré Ademon, venu combattre la créature en urgence pour protéger l’humanité. Il ne pourrait jamais oublier ce jour sanglant, les yeux rouges horrifiants du Titan Rocailleux et la peur sourde qui l’avait étreint et paralysé alors que la créature détruisait tout sur son passage. Il ne pourrait jamais non plus oublier le courage dont avait fait preuve Ademon. Un courage si grand que le jeune médecin que Dorelan était alors avait réussi à vaincre sa peur pour aller au plus près de la zone de combat afin d’aider les blessés qui avaient besoin d’être mis à l’abri et soignés. Ademon l’avait inspiré, comme personne d’autre auparavant, et c’est tout naturellement qu’il était allé s’occuper de lui une fois son combat terminé. L’Okalisto était alors complètement épuisé, blessé, en larmes, mais son premier réflexe avait été de demander à Dorelan s’il allait bien. Il avait toujours fait passer les autres avant lui-même.
Penser à Ademon rendit la raison à Dorelan, qui tira immédiatement Sadidiane par la main pour l’éloigner du Titan. Il fallait fuir, loin d’ici. C’était leur seule chance. Il hurla à tout le monde de courir le plus loin possible, et de ne pas s’abriter dans les bâtiments — il savait que cela ne servirait à rien. Le Titan Rocailleux détruirait chaque installation du site pétrolier. Dorelan réussit à trainer Sadidiane à sa suite de quelques mètres, mais elle mit un terme à leur fuite en s’immobilisant et en essayant de forcer le médecin à lâcher sa main.
— Sadidiane ! Il faut partir !
— Il ne nous fera rien ! répondit-elle avec fermeté.
Elle était sûre d’elle, et Dorelan la crut sans même y réfléchir.
— C’est toi qui l’as fait venir ?
Il savait bien que le Titan Rocailleux était apparu en réponse à la présence et au comportement étrange de la jeune fille. En revanche, il réalisait lentement que Sadidiane était parfaitement consciente de ses actes. Elle n’avait pas causé accidentellement son éveil ; elle voulait qu’il massacre les employés du site.
— Ils méritent leur sort !
Une pluie de gigantesques rochers magiques, matérialisés par le Titan Rocailleux, interrompit leur échange.
— Reste avec moi ! ordonna sèchement la jeune fille.
Il mit quelques secondes à comprendre qu’avec sa demande, elle le protégeait. Les rochers évitaient en effet soigneusement la jeune fille, et donc Dorelan. En revanche, ils tombaient en pluie continue sur le reste de la zone d’exploitation, et le médecin écarquilla les yeux d’horreur lorsqu’un employé se fit écraser sous ses yeux par un rocher de plusieurs tonnes. C’était épouvantable. Une cuve fut perforée par un énorme rocher, et des litres de pétrole brut se mirent à en couler, dégageant une forte odeur désagréable. Le médecin se tourna vers la jeune fille, se souvenant brutalement qu’elle seule pouvait faire quelque chose.
— Sadidiane, il faut que tu l’arrêtes !
Sa demande la laissa confuse.
— Arrêter qui ?
— Le Titan ! Tu es la Grande Prêtresse du Monde, les créatures magiques t’écoutent !
— Tu ne m’as pas entendue ? Je t’ai dit qu’ils méritaient leur sort !
— Tu as tort !
Dorelan haussait le ton. Il cédait à la panique autant qu’il essayait de couvrir les bruits de fracas rocheux et les hurlements. Il y eut un léger blanc, et le visage de la jeune fille fut envahi par le choc. Le médecin sentit le soulagement l’envahir. Elle redevenait elle-même. Enfin.
— Tu es comme eux, lâcha-t-elle finalement.
Le soulagement fit place à l’horreur chez Dorelan, alors que le choc laissait place à la trahison chez Sadidiane. Elle le regardait avec déception, tristesse et dégoût. Il avait trahi sa confiance.
— Tu es comme eux ! s’écria-t-elle à nouveau, furieuse et désespérée.
Réagissant à sa colère, le Titan Rocailleux bondit en l’air, les poings levés, et il retomba en les fracassant sur le sol, provoquant un véritable séisme local. De grandes failles s’ouvrirent tout autour d’eux alors qu’un appareil d’extraction s’effondrait partiellement devant la violence de l’onde de choc magique émise à la retombée du Titan. Dorelan était toujours miraculeusement épargné, l’onde de choc magique, le séisme local et les rochers continuant à les éviter lui et la petite prêtresse.
— Bien sûr que je suis comme eux, répondit-il dans un souffle à la jeune fille. Je suis humain.
Il était un être humain ordinaire, pas un Akamorr. La destruction de l’humanité ne pourrait jamais se faire sans sa propre destruction. Ni sans la destruction de millions d’autres Dorelan. Il fallait que Sadidiane le comprenne.
Elle parut dévastée par sa réponse, et il avança vers elle par réflexe, désirant la réconforter. Elle eut un mouvement de recul, mais il put tout de même venir juste en face d’elle. Il avait envie de la serrer contre lui, mais il n’osait pas le faire. Il avait peur. Peur de sa réaction. Peur de ce qu’elle pourrait causer. Peur d’elle.
— Sadi, je…
Il ne savait même pas quoi lui dire. Les yeux de la jeune fille étaient brillants, comme si elle allait pleurer, et cela lui perça le cœur. Il leva une main tremblante vers elle, voulant la poser sur son épaule pour la réconforter.
— NE M’APPROCHE PAS !
Le hurlement de Sadidiane fut accompagné par une énorme onde de choc magique qui, cette fois-ci, n’épargna pas Dorelan. Il perdit connaissance et tout devint noir.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était complètement sourd, et sa vision était brouillée. Il n’avait pas mal, mais il ne se sentait pas capable de faire le moindre mouvement. Il avait un goût de sable et de poussière dans la bouche, et il peinait à respirer correctement. Il toussa violemment, laissant les sensations lui revenir progressivement. Sa vision s’ajusta, et des acouphènes remplacèrent sa surdité. Il nota distraitement qu’il voyait toujours un peu flou, sans doute parce qu’il avait perdu ses lunettes, avant d’être frappé par la douleur. Tout son corps lui faisait mal. Il poussa un gémissement misérable, ne se sentant pas capable de parler, et il essaya de se redresser un peu en s’appuyant sur ses mains. Son bras droit céda sous son poids, et il poussa un nouveau gémissement de douleur. Il faisait chaud et étouffant, il y avait de la fumée qui entrait dans ses voies respiratoires avec la poussière et le sable, respirer était difficile. Dans son champ de vision, il pouvait voir un autre homme qui gisait à terre, les jambes écrasées sous un énorme rocher. Il vivait encore, malgré la gravité de ses blessures. Son regard vitreux était posé sur Dorelan qui se força à se redresser malgré la douleur. Il fallait qu’il aille aider cet homme. Il réussit à se mettre à genoux, et il put constater que l’apocalypse régnait réellement dans la zone. Les cuves de pétrole brut étaient en feu, et deux d’entre elles avaient explosé. Le carburant s’était largement répandu sur le site, et avec lui, les flammes. Il n’y avait pas un bâtiment épargné par le feu, et l’air était vraiment irrespirable. Le ciel était très sombre, et pourtant le médecin savait d’instinct qu’il ne faisait pas nuit : c’était la fumée qui cachait le soleil. La fumée et les milliers de roches magiques qui flottaient au-dessus de lui, menaçantes. Elles étaient de tailles et de formes diverses, allant des énormes rochers de plusieurs tonnes aux rochers bien plus modestes, mais de forme très effilée, comme des épées faites de pierre qui ne demandaient qu’à pourfendre leurs ennemis. Les appareils d’extraction étaient tous effondrés ou quasiment à terre, et le Titan Rocailleux fracassait de ses poings un bâtiment visiblement relativement épargné par les flammes et les roches. Le médecin essaya de se lever, mais il retomba vite à genoux, n’ayant plus aucune force. Il voulait parler à l’employé écrasé sous le rocher, lui dire qu’il allait l’aider, prendre soin de lui, que tout irait bien, mais il n’arrivait pas à parler. Sa tentative timide le fit tousser à s’en arracher les poumons, et il abandonna, préférant se trainer jusqu’au blessé. Alors qu’il était sur le point de le rejoindre, une roche de la taille d’une voiture tomba sur l’homme, se fracassant contre l’autre roche qui l’écrasait, mettant un terme définitif à son existence et ratant le médecin de très peu. Dorelan ferma les yeux un instant, ayant besoin de se calmer, de calmer la panique et la peur qui grossissaient de seconde en seconde. Si seulement Ademon était là… Penser à l’Okalisto lui rappela, une nouvelle fois, l’existence de Sadidiane. Mû par une énergie nouvelle, Dorelan réussit à se lever et il se mit à regarder tout autour de lui, hagard. Son regard finit par retrouver la jeune fille, qui se tenait debout au milieu de la dévastation, dos tourné à lui. Il essaya de crier son nom, en vain, et il se plia en deux sous l’effet de sa propre toux.
— Dorelan ? DORELAN !
Il releva la tête et vit la jeune fille courir vers lui. Elle s’arrêta juste devant lui et cette fois, il sut qu’elle était vraiment redevenue elle-même. Elle paraissait terrorisée, elle avait les yeux rouges et gonflés par les pleurs, et elle regardait Dorelan d’un air désespéré. Elle demanda pardon, et son ton était suppliant. Elle suppliait Dorelan de lui pardonner la destruction qu’elle avait causée. Malheureusement, il était trop épuisé, trop effrayé, trop mal en point pour accéder à sa requête. Il ne savait même pas s’il en avait envie. Il ne savait même pas s’il y avait quoi que ce soit à pardonner à la jeune fille, car il ne savait pas si elle pouvait être tenue responsable de ses actes ou non. Il n’était pas juge, et il n’avait aucune envie de le devenir. Tout ce qu’il voulait, pour l’instant, c’était que Sadidiane et lui s’en sortent en vie. Surtout elle.
Sadidiane lui parlait, mais il n’arrivait pas à se concentrer sur sa voix. Il n’arrivait plus à réfléchir non plus. Il réussit tout de même à comprendre vaguement ce qu’elle lui racontait. Elle lui expliquait qu’après l’avoir attaqué accidentellement, elle l’avait perdu de vue dans le chaos que les explosions de cuves avaient causé. Il était évident qu’elle était effondrée d’avoir fait du mal à Dorelan, et il aurait dû la rassurer, mais son esprit était trop embrouillé. Il ferma un instant les yeux, se coupant des horreurs qui l’entouraient pour pouvoir enfin penser correctement.
— Sadi, ça va, articula-t-il finalement.
Sa voix était rauque et douloureuse. Il ne la reconnaissait même pas.
— Il faut l’arrêter, poursuivit-il avant de se remettre à tousser.
— Je ne peux pas. J’ai essayé, je te jure que j’ai essayé, mais…
De nouvelles larmes roulèrent sur ses joues alors qu’elle irradiait de culpabilité. Dorelan avait envie de pleurer, lui aussi, mais il n’en avait même pas la force.
— Tu…
— Je suis tellement désolée, je…
— Sadi, tu… Tu brilles.
Parler était vraiment douloureux, et sa voix abimée ne transmettait pas correctement toute l’inquiétude qui était la sienne. L’adolescente brillait vraiment, comme si elle était le centre d’un petit soleil de magie. Elle se mit à briller de plus en plus fortement, et Dorelan comprit qu’elle allait disparaitre. Probablement ramenée auprès de l’Arbre de Sang. Le médecin, en revanche, n’aurait pas cette chance. Il ferma à nouveau les yeux, conscient qu’il allait bientôt mourir.
— NON ! DORELAN !
Le cri de Sadidiane lui fit rouvrir les paupières, et elle lui attrapa la main in extremis. Ils disparurent tous les deux, laissant ce cauchemar derrière eux.